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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Dominique Robert Liberté, vol. 44, n° 4, (258) 2002, p. 44-50. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/33005ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 6 November 2012 05:11 « Le miracle de la poésie » Le miracle de la poésie Dominique Robert Poésie pour aujourd'hui Poésie. Cette singulière épreuve de vérité qui infaillible- ment me refait à neuf comme un parfait sommeil. Mon expérience éthique « par excellence ». C'est-à-dire mon seul recours pour reprendre confiance et comme Wittgenstein redonner à l'existence son miracle, car je meurs à mesure que j'abandonne le monde. Poésie : un endroit où rien d'irrévocable ne doit jamais arriver. Une conscience Karamazov dans un sourire Bouddha. S'y retrouvent par bonheur mes inaliénables mots de vacances - lac, soleil, silence - comme autant de petits animaux de la forêt affairés et dispos. Prière : si seulement aujourd'hui peut te ressembler. 44 Le miracle de la poésie Quand je m'interroge sur la poésie, il n'existe aucun doute dans mon esprit : la poésie est une expérience éthique. Cependant, même si chaque poème que j'écris se consacre à cette idée, j'avoue que j'arrive difficilement à l'expliquer. Je pourrais me contenter d'affirmer que, pour trans- mettre une idée en poésie, l'écriture d'un poème devrait suffire. Toutefois aujourd'hui, il se peut que tel un petit prince par amour pour sa rose, on doive s'exiler un temps dans les explications, pour qu'on s'attarde un peu à la poésie et à certaines idées qu'elle veut incarner. Je vais donc m'aider d'un texte de Ludwig Wittgenstein intitulé « Conférence sur l'éthique1 » pour tenter une expli- cation. En effet, ce texte énonce de manière éclatante ce que j'arrive seulement à pressentir quand je déclare la poésie une expérience éthique. Le point de départ de Wittgenstein dans cette conférence est la définition usuelle selon laquelle « l'éthique est l'investigation générale de ce qui est bien » -toutefois dans un sens élargi, qui inclut « la partie essentielle de ce qu'on appelle communément esthétique ». Une série d'expres- sions équivalentes sont ensuite substituées à la définition de base, afin de tirer « une image des traits typiques » de 1 Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations. Pans, Gallimard, coll. « Folio essais », 1997 119651, p. 136-155. 45 l'éthique : « L'éthique est l'investigation générale de ce qui a une valeur, de ce qui compte réellement, du sens de la vie, de ce qui rend la vie digne d'être vécue, de la façon correcte de vivre... » Wittgenstein fait alors remarquer la possibilité pour chacune des formules d'avoir deux sens : un qu'il nomme trivial ou relatif, un autre qu'il nomme absolu. En résumé, le sens trivial est celui qui satisfait à un modèle prédéterminé et donne lieu à un jugement de valeur relative (la route correcte pour aller à Berthier) ; le sens absolu ne satisfait à aucun modèle prédéterminé et donne lieu à un jugement de valeur absolue (« la » bonne route à suivre pour réussir sa vie). Cela étant dit, Wittgenstein ajoute : « Tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits et peut par conséquent être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur », tandis que « Aucun énoncé de faits ne peut être ou ne peut impliquer un jugement de valeur absolue ». En d'autres mots, le lan- gage n'arrivant qu'à exprimer des faits, il donne lieu exclu- sivement à des jugements de valeur relative. Bref, l'éthique se situe en dehors du langage. Maintenant, si « Aucun état de choses n'a en soi [...] le pouvoir coercitif d'un juge absolu », que cherchons-nous à exprimer par bien absolu ou éthique ? À cet effet, Wittgenstein cite en exemple une expérience personnelle qu'il juge éthique « par excellence » : celle où il s'étonne de l'existence du monde. D'abord, il fait remarquer que cette expression « s'étonner de l'existence du monde » fait un usage insensé du langage, puisqu'on ne s'étonne de la pro- duction de quelque chose que si on peut imaginer sa non- production, et qu'on ne peut pas imaginer que le monde n'existe pas : « Ceci dit, je veux vous faire bien comprendre 46 qu'il y a certain type caractéristique d'emploi abusif du langage qui se retrouve à travers toutes nos expressions religieuses et éthiques ». De plus, il signale le fait que les mots dans les expressions éthiques semblent être employés comme simulacres : ce que nous désignons par « s'étonner » dans un sens éthique n'est pas « s'étonner » dans un sens trivial, bien qu'il y ait entre les deux sens quelque chose de similaire. Pourtant impossible de laisser le simulacre de côté pour énoncer le fait qui subsiste der- rière lui : « Aussi ce qui apparaissait au premier abord comme un simulacre semble-t-il être maintenant pur non- sens ». Il n'en demeure pas moins que, si insensée fût-elle, cette expérience de « s'étonner de l'existence du monde » a eu lieu, qu'elle a donc valeur de fait, et que ce fait semble effectivement posséder une valeur éthique ou absolue. Alors comment expliquer ce paradoxe : qu'une expérience ou un fait puissent avoir une valeur absolue ou éthique ? Wittgenstein affirme que c'est en considérant le fait comme miracle et non comme fait qu'on parvient à résoudre le paradoxe de l'expérience éthique. Par exemple, s'étonner de l'existence du monde, c'est l'expérience de voir le monde comme un miracle, et non comme un fait. Dès lors, l'approche scientifique qui sert normalement à décrire les faits n'est-elle d'aucun secours face à l'expé- rience éthique, puisque « si nous voyons les choses de cet œil, tout ce qu'il y a de miraculeux disparaît «.Wittgenstein en conclut : « Je suis alors tenté de dire que la façon cor- recte d'exprimer dans le langage le miracle de l'existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du lan- gage, c'est l'existence du langage lui-même ». Autrement dit, bien qu'il nous soit impossible de décrire une 47 expérience éthique par les moyens du langage, l'existence même du langage témoigne de l'expérience éthique. De ce point de vue, une expression éthique telle que « je m'étonne de l'existence du monde » n'est pas incorrecte parce qu'elle est insensée, mais elle est insensée parce que son essence même est de ne pas avoir de sens. « En effet tout ce à quoi je voulais arriver avec elles, c'était d'aller au- delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant ». Cependant, Wittgenstein nous rappelle qu'il est parfaite- ment sans espoir de donner du front contre les murs de notre cage, parce que l'éthique ne peut être science : « Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens ». Néanmoins, elle nous documente sur une tendance qui existe dans l'esprit de l'homme et que Wittgenstein, quant à lui, respecte profondément et « ne saurait sur [sa] vie tourner en dérision ». Dans une telle perspective, la pratique de la poésie apparaît aisément comme une expérience éthique « par excellence » (ce qui excuserait en partie la difficulté qu'il y a à l'expli- quer). D'abord, la poésie aborde le langage non comme moyen - elle n'ajoute rien à notre savoir -, mais comme existence - elle se borne à faire exister du langage, de manière absolue. De plus, elle est un espace de mots, d'expressions et de syntaxe présentés de façon tellement inattendue (par un emploi abondant de figures, de simu- lacres, ou par des abus de langage tels que les paradoxes et les tautologies) qu'ils nous disposent à nous étonner du langage, voire de son existence ou de son miracle. Et si l'éthique est possiblement cela qui fait sembler absolues 4 8 certaines expériences, au-delà de l'état de fait, au point que nous puissions nous étonner de notre présence au monde comme d'un miracle, la poésie comme expression éthique contribue admirablement à empêcher le miraculeux de dis- paraître tout à fait de cette cage de faits que nous occupons, c'est-à-dire de notre monde. Ainsi, la pratique de la poésie me semble indispensable particulièrement aujourd'hui. Car nous en sommes selon moi au même point que les frères Karamazov il y a très longtemps : à nous demander jusqu'où « tout est permis » - à savoir le pire compris - suivant un système de pensée qui ramène tous les événements au même niveau en les considérant tous comme autant de uploads/Philosophie/ miracle-de-la-poesie-dominique-robert.pdf
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- Publié le Nov 02, 2022
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