GENÈSE, ANALOGIE, DÉPASSEMENT. LES VOIES DU NATURALISME ARISTOTÉLICIEN PIERRE-M

GENÈSE, ANALOGIE, DÉPASSEMENT. LES VOIES DU NATURALISME ARISTOTÉLICIEN PIERRE-MARIE MOREL Dans le maquis des usages contemporains de la notion de « natu- ralisme », l’historien de la philosophie ancienne a toutes les chances de se perdre. Les philosophes antiques ne définissent pas d’orienta- tion théorique explicite qui serait assimilable à une doctrine que l’on pourrait dire « naturaliste », quel que soit le sens que l’on donne à l’expression. S’il convient de classer, répertorier, confronter les différents types de naturalismes – ce qu’il ne me revient pas de faire ici1 –, ce n’est que par un mouvement rétrospectif et nécessairement forcé qu’on les appliquera aux Anciens. Ceux-ci s’interrogent en tout cas constamment sur le rapport à la nature et sur ce qui est naturel ou ne l’est pas, que ce soit dans les institutions humaines, dans les 1. Je renvoie notamment à la manière très éclairante dont S. Haber dresse la typo- logie des naturalismes à partir de celle des antinaturalismes. Voir son ouvrage Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, P.U.F., 2006, qui distingue dans l’antinaturalisme trois catégories fondamentales : un principe anthropologique, selon lequel « il n’y a pas de nature humaine, donc pas de lien de dépendance entre la vie humaine et la nature qui soit essentiel » (p. 4) ; un principe sociologique, en vertu duquel il n’y a pas « d’expérience directe de la nature », mais seulement un « rapport social à la nature », rapport rendu possible en dernière instance par le langage et les représentations symboliques et culturelles, de sorte que l’opposition du naturel et du fabriqué finit par perdre sa pertinence ; un moment normatif, qui dénie à la nature toute fonction normative et qui soutient qu’elle n’est ni « un Ordre dans lequel il faudrait s’insérer, ni une Force à laquelle il faudrait adhérer » (p. 6). J’en déduis que, par retour, le naturalisme peut s’entendre comme l’affirmation, plus ou moins conditionnée, de l’existence d’une nature humaine ; comme la postulation ou le constat d’un rapport avec la nature qui ne soit pas médiatisé par les institutions ou les représentations collectives ; enfin, comme une norme objective capable d’orienter l’action. On verra que le point de vue aristotélicien permet de se prononcer, d’une manière ou d’une autre, sur ces trois points, mais jamais de manière unilatérale. Pierre-Marie Morel 86 pratiques, dans la définition des valeurs ou dans les représentations mentales. Au naturel, ils opposent, non pas simplement le « cultu- rel », qu’ils ne définissent jamais tel quel, mais les usages, lois et con- ventions – ce qui relève du nomos –, la technique, le divin, l’instruc- tion. Ils font enfin varier cette opposition de multiples manières, y compris pour la dépasser, comprenant que l’on peut se conformer à la nature sans vivre pour autant dans la pure nature. Ce que l’on appellera par commodité le naturalisme antique peut être schématiquement défini selon deux axes. Un axe normatif : prendre la nature comme guide ou comme modèle. Un axe descriptif et étiologique : réduire les événements, les représentations indivi- duelles ou les faits sociaux à ce qu’ils ont de naturel ou bien à la « nature », entendue comme cause initiale. Le naturalisme antique, en tout cas, n’est pas unilatéral et, comme les formes modernes et contemporaines de naturalisme, il suit une pluralité de voies. Aristote, à première vue, tend à les unifier. La nature, comme on sait, « ne fait rien en vain » et plusieurs textes du Stagirite donnent l’impression qu’elle est une sorte d’horizon normatif des activités humaines. La nature ainsi comprise paraît univoque : elle constitue- rait l’ordre des choses, structure à la fois axiologique et ontologique dessinant le paradigme nécessaire de nos actions et de nos produc- tions. Cependant, de ce que tout homme « est par nature un animal politique » et tend naturellement à vivre en communauté, il ne suit pas nécessairement que tout homme soit un citoyen exemplaire. La cité est naturelle, mais il ne suffit pas d’observer ou de laisser faire la nature pour construire une cité juste. La nature à laquelle nous avons affaire, celle du monde qui nous entoure, celle que l’on peut déceler en l’homme lui-même ou celle des matériaux sur lesquels il travaille, est variable, sujette aux accidents, partiellement indéterminée. On comprendra donc qu’il est pratiquement impossible d’assi- gner à un auteur comme Aristote une forme déterminée, assumée, cohérente et univoque de « naturalisme ». C’est pourquoi je propose d’envisager les différentes manières, à ses yeux, d’être naturaliste, c’est-à-dire les différentes voies que l’on peut emprunter pour carac- tériser et délimiter ce qu’il y a de naturel dans les affaires humaines. Cette présentation sera fatalement très schématique et elle n’a pas d’autre but que de définir des pistes ou des schèmes d’analyse. J’en vois principalement trois : la genèse, l’analogie, le dépassement. Genèse, Analogie, Dépassement 87 J’entends par « genèse » le lien graduel ou sériel entre les causes naturelles et la conduite humaine. Il s’agit donc de la part du naturel dans la réalisation d’attitudes proprement humaines. Cette analyse causale correspond à l’axe descriptif, distinct de l’axe normatif. Sous la rubrique de l’« analogie », j’évoquerai, non pas – comme on pour- rait s’y attendre – des analogies normatives censées reproduire un ordre naturel qui s’imposerait aux activités humaines, mais l’identité structurelle que l’on peut discerner entre les processus naturels orientés vers une fin et les actions humaines. Je parlerai enfin de « dépassement » pour évoquer la réalisation ou l’accomplissement, par des moyens proprement humains, des potentialités naturelles. Cette dernière voie permet d’envisager ce que peut être une philosophie du dépassement de la nature par son accomplissement2, une pensée de la réalisation intentionnelle du naturel qui, dès lors, n’est plus qu’un ensemble de potentialités, plus ou moins déter- minées. On caractérisera ainsi le naturalisme aristotélicien comme un naturalisme modalisé. GENÈSE On peut déceler chez Aristote un naturalisme de la genèse, au sens où un certain nombre d’activités humaines et de processus peuvent faire l’objet d’une réduction. Celle-ci montre dans quelle mesure et jusqu’à quel point leur genèse relève encore de la nature3. Sous cet aspect la causalité pratique elle-même, l’explication des processus qui conduisent à une « action » au sens anthropologique du terme, ne saurait être totalement indépendante des causes 2. À titre de comparaison, la position épicurienne relève plutôt d’une anthropologie de l’adaptation. Elle considère en effet la nature comme un système de limites. Celles-ci ne sont pas des bornes qui ne laisseraient d’autre perspective que celle du renoncement à ce que nous ne pouvons pas faire. Elles révèlent les conditions positives de la recherche du seul bonheur possible. Accepter, par exemple, le caractère inéluctable de la mort, ce n’est pas simplement renoncer à une vie indéfiniment prolongée, mais comprendre que le bonheur réside dans cette acceptation même. Se conformer à la nature, ce n’est donc pas travailler à accomplir un programme prescrit par la nature, mais se tenir dans les limites de fait qu’elle nous impose, et cela sans finalité ni intention. 3. J’entends dans un premier temps par « nature » l’ensemble des conditions et des propriétés matérielles. Il va de soi que la « nature » aristotélicienne est faite également de formes, c’est-à-dire de réalités incorporelles, clairement distinctes de ces conditions et propriétés. L’âme du vivant, qui est aussi sa forme, n’est pas moins « naturelle » que son corps. Pierre-Marie Morel 88 naturelles, notamment physiologiques. Sans qu’il soit besoin de « naturaliser » intégralement la pratique et de la réduire à un simple comportement, on admettra que l’activité humaine dépend en partie de composantes et de circonstances naturelles. Les traités de psychologie, De l’âme (DA), Du mouvement des animaux (MA), Petits traités d’histoire naturelle ou Parva naturalia (PN), apportent de ce point de vue de précieuses informations. L’action est en effet la conséquence d’une série d’états mentaux qui, eux-mêmes, sont liés à des états physiologiques, c’est-à-dire à des mouvements organiques et à des états matériels. Expliquer la causalité pratique impose le détour par les propriétés communes à l’âme et au corps, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle s’y réduise. Il y a un lien nécessaire entre, d’une part la physiologie et la zoologie et, d’autre part, l’analyse des conditions psychologiques de l’action. Ce lien est particulièrement perceptible dans les opuscules de psychologie : PN et MA4. Les PN complètent manifestement la perspective ouverte par le DA en décrivant les « opérations communes à l’âme et au corps »5. L’expression ne doit pas être interprétée dans un sens dualiste, comme si le caractère « commun » des opérations ou états en question impliquait la distinction ontologique des deux instances : ce qui est « commun à l’âme et au corps », c’est bien plutôt ce qu’ils ac- complissent en commun, dans l’unité indéfectible du composé qu’ils forment ensemble. L’exemple éminent de la sensation le montre bien : non seulement la sensation est une activité de l’âme qui ne peut s’accomplir sans que certaines conditions physiologiques soient réunies, uploads/Philosophie/ morel-aristotle-naturalism.pdf

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