n° 161 > octobre 2016 > 43 « Tout ce qui reste en dehors du marché n’a qu’une v
n° 161 > octobre 2016 > 43 « Tout ce qui reste en dehors du marché n’a qu’une valeur d’usage, tout ce qui en franchit la porte étroite acquiert une valeur d’échange. » Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, 1985. Didactique de la valeur Le terme de « valeur » est d’usage courant, mais comment, partant du sens commun, construire les significations scientifiques de ce concept ? La démarche didactique exposée ici cerne les obstacles à la construction des significations et propose des moyens de les surmonter. Auteurs Hervé Kéradec et Jean-Pierre Testenoire Agrégés d’économie et gestion La valeur est un vaste concept dont l’enseignement n’est pas aisé. Le terme de valeur est couramment utilisé dans la vie quotidienne, il est saturé de sens comme le dit Lev S. Vygotski (1935), mais la construction de ses significa- tions scientifiques s’avère probléma- tique. Nous explorerons d’abord son sens commun, puis ses significations scienti- fiques dans les différents champs disci- plinaires où il apparaît – en philosophie, en économie, en sciences de gestion, en particulier en finance, en mercatique et en théorie des organisations. L’inter- rogation sur la manière d’enseigner ce concept fait émerger les obstacles didactiques et conduit à identifier des voies de franchissement, nécessaires à la construction d’une trame conceptuelle simple et solide1. La valeur au sens commun Comment utilisons-nous le mot « valeur » dans la langue commune ? Il s’agit de nous détourner temporaire- ment des significations scientifiques. La consultation des dictionnaires généralistes permet de capturer le sens commun du terme. Nous com- pléterons cette analyse par la source internet devenue dominante : l’ency- clopédie collaborative Wikipédia. La valeur dans les dictionnaires généralistes À l’entrée « Valeur » Le Larousse propose : « Ce que vaut un objet sus- ceptible d’être échangé, vendu, et, en particulier, son prix en argent2 », cette définition, à la limite de la tau- 1 > L’analyse de ce concept met en œuvre une méthodologie déjà exposée dans le cadre d’une recherche sur le concept de décision visant à mettre au jour le travail de didactisation à cerner les obstacles à la construction de la trame conceptuelle : H. Kéradec, Épistémologie et didactique de la gestion : le cas du concept de décision, Paris, Conservatoire national des arts métiers, 2012, consultable en ligne. 2 > Dictionnaire Larousse en ligne, entrée « Valeur » consultée le 15 juin 2016. 44 La valeur, les valeurs > économie & management tologie, renvoie d’emblée à l’écono- mie. L’acception suivante évoque : « Équivalent d’une quantité ; mesure conventionnelle attachée à quelque chose, à un symbole, à un signe. » La valeur est comprise ici comme étalon, comme signification d’une grandeur, au sens de la valeur d’une figure dans un jeu de carte. Le troisième sens évo- qué est celui de la bravoure : « Ce par quoi quelqu’un est digne d’estime sur le plan moral, intellectuel, profession- nel, etc. » ; cette acception mélange l’éthique, l’esprit et la compétence. Le Robert, à l’entrée « Valeur », commence par une acception proche de l’étymologie : « Ce en quoi une per- sonne est digne d’estime […], mérite […], bravoure3… » Le deuxième sens est plus écono- mique : « Caractère mesurable d’un objet en tant que susceptible d’être échangé, d’être désiré. » Cette acception conduit à des développements économiques sur le prix, la valeur d’usage et la valeur d’échange, puis les valeurs mobilières. Le troisième sens se rapporte à « l’ob- jet du jugement que l’on porte sur les choses », et renvoie à la notion de jugement de valeur. Le Trésor de la langue française informatisé (TLFI)4 conforte la domi- nation du sens économique, il déve- loppe très largement le « caractère mesurable prêté à un objet en fonc- tion de sa capacité à être échangé ou vendu ; prix correspondant à l’estimation faite d’un objet », et en explore les différents sens techniques, économiques, financiers. Le TLFI, spé- cialiste de l’histoire de la langue, rap- pelle l’étymologie du mot valeur qui renvoie au bas latin valor, vers 1100, signifiant « bravoure, vaillance », et 3 > Dictionnaire Le Petit Robert de la langue française, édition 1988. 4 > Trésor de la langue française informatisée, entrée « Valeur » consultée le 12 juin 2016. du latin classique valere, « valoir » ; sens dont on s’est largement éloigné à l’époque contemporaine, sans qu’il soit totalement perdu. Cette analyse montre que le sens économique du terme valeur en est devenu le sens commun, à la suite des glissements de sens successifs depuis le Moyen Âge5. Les autres sens de Wikipédia L’analyse de la page de synthèse de Wikipédia du terme « Valeur » montre l’extension du concept et répertorie les principales significations dans les disciplines suivantes : art, linguistique, écologie/environnement, philoso- phie, sciences économiques, sciences exactes (mathématiques, statistiques, informatique), sciences sociales. Cet inventaire constitue une sorte de thé- saurus renvoyant à autant d’articles de l’encyclopédie collaborative6. Le terme de valeur est donc passé de la bravoure et de la puissance de l’action des hommes à une acception économique triomphante, ce qui pose un problème didactique de fond. Il importe donc d’en clarifier les princi- paux sens scientifiques. Brève histoire de la valeur dans les champs disciplinaires L’examen des multiples significa- tions du concept de valeur conduit d’abord à dater le plus précisément possible l’émergence d’une nouvelle signification puis à repérer son atta- chement à un espace disciplinaire 5 > Il serait intéressant de montrer en quoi, l’épistémè contemporaine (pour reprendre le concept de M. Foucault) donne une grande place à une langue économique vulgarisée et au lexique gestionnaire de plus en plus présent – envahissant pour certains. 6 > Le sens économique du terme valeur gagne la palme de la polysémie renvoyant, à elle seule, à vingt-neuf significations appro- fondies conduisant le plus souvent à d’autres entrées spécifiques. clairement identifié. Nous retiendrons, très sommairement, les principaux usages du concept en philosophie et en sciences humaines, avant de déve- lopper ses significations en économie, puis en gestion. Philosophie et sciences humaines On s’accorde généralement à faire remonter l’idée de valeur à Xénophon (vers 362 av. J.-C.) et surtout à Aris- tote (Éthique à Nicomaque, vers 350 av. J.-C.). Ce dernier soulève la ques- tion de la valeur dans une probléma- tique de l’échange, des besoins, et de leur mesure. Plus généralement, pour les philosophes grecs, il n’y a pas de lien entre le prix d’une chose et son utilité, pas plus qu’entre le prix d’une chose et sa rareté. C’est le besoin qui détermine la valeur du bien échangé, sans considérer la relation entre le producteur et le produit7, ni l’effort – non réductible à la notion de travail au sens contemporain – nécessaire pour produire un bien. L’émergence de la notion de valeur est liée aux écrits de Thomas d’Aquin (Somme théologique et Somme contre les gentils, vers 1266) et aux réflexions d’Albert le Grand (1270). Au xiiie siècle, la notion de travail change de nature. Ce n’est plus un effort, ou une pratique telle que conçue par les Grecs, mais une activité qui permet d’assurer la subsistance. Le travail est nécessaire et n’a de valeur que par les fruits qu’il apporte. Dans la lignée des philosophes grecs, le prix ne résulte pas de la rareté, de l’utilité ou du tra- vail ; le « juste prix » résulte d’une négociation entre deux parties lors d’un échange8. Ce rapport de force pacifié entre acheteur et vendeur est fondé sur leur statut social. La formu- 7 > Voir le blog de Paul Jorion : www.pauljorion.com. 8 > S. Frémeaux et C. Noël-Lemaître, « Qu’est- ce qu’une juste rémunération ? Ce que nous enseigne la conception du juste salaire de Thomas d’Aquin », Management & Avenir, n° 48, octobre 2011, p. 76-93. La valeur d’un bien est liée à l’utilité de la dernière unité du bien consommé n° 161 > octobre 2016 > 45 lation moderne du concept de valeur ne s’effectuera qu’au xviiie siècle avec Adam Smith notamment. C’est d’ailleurs ce que confirme A. Lalande dans son Vocabulaire tech- nique et critique de la philosophie à l’article « Valeur9 » qu’il centre très largement sur les sens économiques : « Valeur est, dans toutes ses accep- tions, un mot de la langue courante. Mais le premier usage technique qui en a été fait (les mathématiques mises à part) est celui de l’économie poli- tique. C’est de là qu’il a été transporté à la langue philosophique contem- poraine où il s’est substitué dans un grand nombre d’usages à l’ancienne expression de Bien. Nietzsche a beau- coup contribué à cette diffusion10. » F. Nietzsche annonce un retourne- ment de toutes les valeurs, inscrivant clairement le concept dans le champ de l’éthique, qui prédominera ensuite dans les sciences humaines et en par- ticulier en sociologie. H. Mendras, dans son Traité de sociologie (1975), associe le terme de valeurs (toujours au pluriel) à la régulation sociale, aux normes et aux rites dans la société globale et au sein des organisations. La valeur pour uploads/Philosophie/ n-9182-13569.pdf
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- Publié le Apv 25, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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