5 La philosophie à l'épreuve de l'art contemporain Par Nathalie Heinich "Depuis
5 La philosophie à l'épreuve de l'art contemporain Par Nathalie Heinich "Depuis que la théorie expressive de l'art a rompu le charme de la théorie de l'imitation, il y a eu une cascade de définitions de l'art prétendant mettre en lumière ses conditions nécessaires et suffisantes. Il y a quinze ans environ, plusieurs philosophes - inspirés par les propos de Wittgenstein concernant les concepts - commencèrent à soutenir que l'art ne possède pas de telles conditions" : ainsi George Dickie résume-t-il ce qui est récemment advenu à la philosophie de l'art, mise à l'épreuve de l'art moderne et contemporain (1). Et c'est, plus précisément encore, ce que Duchamp a fait à la philosophie qui, un demi-siècle après l'invention du ready-made et l'apparition du mouvement Dada, occupe nombre de réflexions esthétiques, que Jose Ortega y Gasset avait inaugurées avec son essai sur la "déshumanisation de l'art", publié en Espagne en 1925. C'est ainsi - entre autres multiples exemples - que Timothy Binkley appuie sa recherche d'une "reformulation de notre conception de ce qu'est une oeuvre d'art" sur la célèbre Joconde moustachue de Duchamp, et sur ses avatars contemporains : "Lorsque Duchamp inscrivit "L.H.O.O.Q." en dessous de la reproduction, ou lorsque Rauschenberg effaça le De Kooning, l'oeuvre d'art ne résultat pas de leur ouvrage (de leur travail). Une oeuvre d'art n'est pas forcément quelque chose qui a été travaillé; c'est avant tout quelque chose qui a été conçu. Etre artiste ne consiste pas toujours à fabriquer quelque chose, mais plutôt à s'engager dans une entreprise culturelle qui propose des "pièces" artistiques à l'appréciation"(2). En France, plusieurs auteurs ont tenté de prendre acte de ces déplacements dans le domaine philosophique. Citons notamment les travaux de Thierry de Duve, qui explore, dans la tradition de la philosophie analytique, les conséquences qu'a pu avoir sur le statut cognitif de l'oeuvre d'art l'urinoir de Duchamp, moment paradigmatique sinon inaugural de la "dé-définition" de l'oeuvre, selon l'expression d'Harold Rosenberg, ou encore du nominalisme pictural", selon l'expression si judicieuse de Duchamp lui- même(3). Aux questions ainsi posées, et face aux apories de Atopie 3 page1sur7 la tradition esthétique, Jean-Marie Schaeffer fournit des instruments de réponse en décomposant les les différentes approches possibles de l'oeuvre d'art, selon qu'on prend en compte sa dimension générique, génétique, sémiotique, fonctionnelle, institutionnelle ou évaluative : ainsi entend-il "montrer que la pluralité sémantique est interne à ce concept fondamental de toute théorie de l'art qu'est la notion d'oeuvre d'art"(4). On trouve par ailleurs chez Rainer Rochlitz une tentative pour dégager des critères esthétiques objectifs, qui soient valables dans la nouvelle situation créée par l'art contemporain : c'est une triple contrainte de cohérence, de pertinence et d'originalité qui paraît définir la légitimité artistique - sans que le caractère très général de ces critères paraisse d'un grand secours dès lors qu'il s'agit d'évaluer, en critique d'art, telle ou telle production, et non plus de dégager, en philosophe, des principes communs. Mais le caractère abstrait, et donc à peu près inapplicable, d'une telle approche, est la conséquence inévitable d'un diagnostique erroné : partant du principe que "Il n'y a pas de règle en soi universelle en art; chaque artiste propose la sienne", le discours de Rochlitz oscille entre la recherche d'une règle universelle, d'une ontologie perdue de l'esthétique, et l'utilisation désillusionnée d'un relativisme absolu, où l'art ne serait plus soumis qu'à la pure liberté individuelle de l'artiste, à la contingence, à l'émiettement des libres choix. Or ce sont là deux extrêmes également illusoires au regard du fonctionnement effectif du jugement esthétique : tant il est vrai que les gens n'ont pas besoin d'un absolu, d'une ontologie universelle pour prononcer des jugements sur les oeuvres, tandis qu'à l'opposé les artistes n'évoluent nullement dans un univers libéré des contraintes d'acceptabilité (5). Ces investigations prennent le relais de différent travaux anglo-saxons, qui tentent de fournir des réponses philosophiques à la mise en question de l'esthétique par les différents mouvements artistiques de la modernité et, en particulier, par le déconstructionnisme en actes opéré par Duchamp et ses héritiers. Dans La transfiguration du banal, puis dans L'assujetissement philosophique de l'art, récemment traduit en français, Arthur Danto pose la question avec clarté, mais y répond avec une certaine ambiguïté(6). Après avoir souligné que "l'oeuvre d'art, à moins d'avoir manqué son but, n'est pas un objet", il explicite la problématique proprement philososphique ainsi engagée : "La question de la nature de l'art se pose avec cet "aussi" : qu'est-ce qu'elle possède "aussi" - en dehors de son identité de pelle à neige et en addition à celle-ci - qui en fait une compagne ontologie de L'embarquement pour Cythère ou de Tristan et Iseult ? Et le fait qu'elle est une oeuvre d'art ("aussi") peut-il donner lieu à quelque différence esthétique ?" Atopie 3 page2sur7 La solution du problème est, de son propre aveu, hautement improbable. Il va pourtant la tenter : "Malgré tout, je me propose de soutenir (...) que le fait que quelque chose est une oeuvre d'art aboutit à une différence esthétique, même au cas où l'oeuvre telle qu'elle est ne saurait être distinguée d'un simple objet, par exemple une pelle à neige". Mais plutôt qu'à une solution du problème, il aboutira à des réponses partielles ou dilatoires, voire contradictoires. Ainsi, il propose de faire reposer la nature artistique de l'oeuvre non plus sur sa beauté, comme le faisait l'esthétique classique, mais sur l'intentionnalité de l'artiste : solution trop subjectiviste pour permettre de résoudre la question de la reconnaissance artistique de l'objet. Et lorsque, prenant au sérieux cette dimension perceptive, il met en avant le rôle constitutif de l'interprétation dans la nature artistique d'une oeuvre, il limite lui-même la portée de cette solution en précisant aussitôt qu'il ne s'agit là que d'une question secondaire. "Des objets indiscernables deviennent des oeuvres d'art tout à fait différentes et distinctes à la suite d'interprétations distinctes et différentes. Je considèrerais donc les interprétations comme des fonctions qui transforment des objets matériels en oeuvres d'art. En effet, l'interprétation est le levier qui extrait les objets du monde réel pour les élever au monde de l'art, où ils sont dotés d'attributs souvent inattendus. C'est uniquement en relation à une interprétation qu'un objet matériel est une oeuvre d'art", déclare-t-il, en une belle profession de foi nominaliste, cohérente avec l'approche constructiviste du sociologue; mais c'est pour réduire aussitôt, dès la phrase suivante, la portée de cette conclusion, en précisant que "Cela, bien entendu, n'implique nullement que ce qui est une oeuvre d'art soit relatif en quelque autre sens qui mérite réflexion. L'oeuvre d'art qu'une chose devient peut en fait avoir une stabilité remarquable". Cette dernière assertion est doublement décevante. Elle témoigne tout d'abord d'une confusion - trop fréquent - entre relativité et instabilité, qui trahit l'assimilation spontanée de la relativité à l'arbitraire ou au chaos (ce qu'elle n'est pas) plutôt qu'au caractère déterminant et structurant des institutions, du langage, du contexte historique et des normes sociétales (ce qu'elle est). Ensuite elle tente de réduire la portée du relativisme à la seule dimension perceptive, comme pour sauver "malgré tout", la nature "en soi" de l'oeuvre d'art - dont on ne saura donc toujours pas en quoi elle diffère d'un objet quelconque(7). Face à l'aporie esthétique qu'il tentait de résoudre - et à laquelle il a le mérite de donner toute sa portée philosophique - Danto ne semble guère aboutir qu'à des compromis insatisfaisants entre ces deux postures antinomiques que sont le réalisme essentialiste et le nominalisme constructiviste, dans sa quète d'une "essence qui mettrait l'art à l'abri de la catastrophe qui menaçait son Atopie 3 page3sur7 identité". Dès 1977, Nelson Goodman avait été plus radical dans son approche du problème (8). Celle-ci s'inscrit d'ailleurs dans un projet philosophique plus général : relevant de ce qu'on nomme, chez les philosophes, le déconstructionnisme ou, chez les sociologues, le contructivisme, cette tentative pour construire une "théorie générale des symboles" aboutit, selon ses propres termes, à un "relativisme radical sous contraintes de rigueur". Il s'emploie en effet à mettre en évidence dans différents domaines - l'art n'étant qu'une application parmi d'autres - la pluralité des "cadres de référence" et même, si l'on peut dire, sa pluralité au carré : "Il n'y a plus un unique monde de mondes qu'il n'y a un unique monde". Aussi déclare-t-il dans l'avant-propos de Manières de faire des mondes : "Ce livre appartient à ce courant majeur de la philosophie moderne qui commence lorsque Kant échange la structure du monde pour la structure de l'esprit, qui continue quand C.I. Lewis échange la structure de l'esprit pour la structure des concepts, et qui se poursuit maintenant avec l'échange de la structure des concepts pour la structure des différents système de symboles les sciences, en philosophie, dans les arts, la perception, et le langage quotidien. Le mouvement va d'une unique vérité et d'un monde établi et "trouvé", aux diverses versions correctes, parfois en conflit, ou à la diversité des mondes en construction". Goodman éloigne d'emblée les solutions intentionnaliste et institutionnelle que proposera Danto : "Qu'est-ce qui distingue ce qui est de ce uploads/Philosophie/ nathalie-heinich-la-philo-face-a-l-x27-art-contemporain.pdf
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- Publié le Fev 15, 2021
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