1 2 Khireddine MOURAD NIETZSCHE ET L’ORIENT Le philosophe n’a pas de religion.

1 2 Khireddine MOURAD NIETZSCHE ET L’ORIENT Le philosophe n’a pas de religion. Mais qu’il n’ait pas de religion ne signifie pas pour autant que ce qu’il dit est dépourvu de sens. Al-Futuhât al-Makkiya, Ibn’Arabi I. L’EUROPEANISATION DE LA GRECE ET… DE L’ORIENT La question de l’Orient suscite en Europe durant tout le XIXe siècle –mais pas seulement lui1– deux réactions particulièrement édifiantes quant à la vision et des philosophes et des scientifiques. Les uns et les autres dans leur recherche sur l’origine de la philosophie et sur celle des civilisations, plus particulièrement de la civilisation “occidentale”, forment deux pôles opposés, fortement imprégnés, l’un, d’un hellénisme radical, épuré de toute trace étrangère, comme si la Grèce s’était développée d’elle-même, par elle-même, en elle-même ; l’autre, helléniste, certes, mais qui n’écarte pas l’influence probante de l’Asie Mineure et de l’Afrique –l’Égypte surtout– dans la construction de la Grèce. Plus encore, on trouve dans le second pôle ceux qui voient dans l’Orient non seulement l’origine même des sciences et des grandes sagesses dont, entre autres, la philosophie, mais également l’origine des premières civilisations2. On relève, d’ailleurs, dans les travaux archéologiques et philologiques –même quand leurs auteurs cherchent à la taire– l’incessante transhumance des dieux, des mythes et des hommes migrant de l’Afrique et de l’Asie Mineure vers l’Europe, voire jusqu’aux terres gaéliques, non sans y apposer leurs marques et y laisser leurs apports multiples. Quant à la Grèce, elle était beaucoup plus tournée vers l’Asie Mineure que vers l’Europe3: «La Grèce antique, écrit E. BERL, n'était pas l'Europe. Elle se sentait plus liée à l'Asie Mineure et à l'Afrique du Nord qu'aux Balkans. C'est la littérature sans doute qui a fait des guerres médiques un conflit entre l'Europe et l'Asie.»4 Et le même auteur d'ajouter : «L'Empire romain, lui non plus, n'engage pas l'histoire de l'Europe. Ses provinces africaines et asiatiques lui importèrent autant et davantage que ses provinces occidentales. Il dut vaincre Annibal avant d'affronter Vercingétorix. Lucullus lui assujettit l'Asie Mineure avant que César ne lui assujettisse les Gaules. Ce ne fut point Rome mais son effondrement qui donna naissance à l'Europe.»5 On peut dire, à partir d’un tel constat que, du fait que la Grèce tournait son dos à l’Europe, la philosophie et la raison, dont on lui prétendait la paternité, étaient en somme orientales ou, si l’on préfère, qu’elles n’avaient rien d’occidental. 3 Mais que va faire le XIXe siècle et de la Grèce et de l’Orient ? D’abord, ce n’est pas la figure composite de la Grèce que retiendra ce siècle –même si cette figure se situe au cœur du débat–, ni d’un Orient chargé d’une lourde histoire orientale –même si l’archéologie et l’Egyptologie le démontrent. C’est que, à côté d’une activité philosophique intense, une nouvelle approche des hommes, de la nature, et des civilisations, commence à prendre forme, privilégiant d’une manière de plus en plus soutenue l’Européen et l’Europe à mesure que s’affirme la puissance européenne sur l’Orient, l’Asie et l’Afrique. L’Europe va européaniser la Grèce parce qu’il «était en effet absolument intolérable aux yeux des Romantiques et des idéologues racistes du XVIIIe et du XIXe siècle que la Grèce, en qui l’on voyait la quintessence de l’Europe, et qui incarnait la pureté de l’enfance européenne, ait pu être le résultat d’un mélange d’Européens autochtones et de colonisateurs africains et sémites.»6 On peut, à ce titre, songer à Karl Otfried MÜLLER qui «poussait les chercheurs à étudier la mythologie grecque dans le contexte de la culture humaine en général, mais refusait énergiquement de reconnaître quelque emprunt que ce soit à une culture orientale.»7 Et donc, l’Européen va, peu à peu, écurer, épurer, toute forme de trace orientalo-africaine de la Grèce. Mais il va européaniser –voire blanchir– aussi les civilisations orientales, à commencer par l’Égypte8 ! Peu à peu, l’Homo Europeanus s’installe au centre de l’Orient, de l’Asie, et de l’Afrique, comme militaire, comme colons, comme négociant, et comme savant intéressé par leurs cultures sur lesquelles il peut enfin poser un «regard meurtrier»9 aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, un regard scientifique, ethnographique, anthropologique, philologique etc., un regard qui en appréciera certaines valeurs et certaines conceptions du monde moins parce qu’elles résolvent certaines questions de l’être, que par simple étonnement de voir que ces peuples ont aussi pensé l’homme, le destin, l’amour, etc. Ces valeurs, à leur tour, seront jugées, évaluées, à la lumière des contradictions inhérentes à l’Europe. Ainsi, par exemple, la prude Europe verra-t-elle dans les civilisations orientales concupiscence et luxure; puis, lorsqu’elle sera persuadée d’avoir accompli sa liberté sexuelle, verra-t-elle dans ces mêmes civilisations non plus concupiscence et luxure, mais répression et misère sexuelles. Sa lecture de l’autre s’est faite et continue de se faire, à chaque fois, à l’aune de ses propres dérives et de ses propres excès. Les avancées accomplies dans les sciences humaines d’une part, et dans l’évolution des mentalités d’autre part, ne semblent pas avoir libéré l’Europe –sinon très peu– des préjugés qu’elle a elle-même élaborés sur l’autre au Moyen Age, puis enracinés dans son imaginaire et dans sa culture, et enfin transmis de siècle en siècle. La persistance obstinée – dirais-je– de cette représentation de l’autre fondée essentiellement sur un européocentrisme hypertrophié travaille, par ailleurs, à fausser les sources et les filiations comme le montre ici Jean BOTTERO : « Sur le plan de l'histoire de la pensée scientifique, il a été plus d'une fois avancé qu'une science grecque comme l'astronomie aurait ses origines dans une pratique divinatoire mésopotamienne : l'astrologie. Mais la preuve n'en a jamais été apportée, et peut-être est-elle impossible à faire, tant il y a de différences foncières entre les deux. Je me demande si la question ainsi formulée n'est pas mal posée et si l'on ne peut pas la reprendre d'une tout autre manière que dans cette visée rectiligne et simpliste. Je voudrais le montrer en discutant –de très haut cela va sans dire– des rapports entre divination et science en Mésopotamie. Autrement dit, en soutenant qu'on a tort de réserver la divination à la Mésopotamie et la science à la Grèce, mais qu'en Mésopotamie même, très tôt et bien avant les Grecs, la divination est devenue une connaissance de type scientifique, et déjà, pour l'essentiel, une science : ce qui a pu passer aux Grecs, c'est d'abord et surtout cette vision scientifique, ce traitement scientifique, cet esprit scientifique, en sorte qu'ils n'ont pas construit à partir de rien leur conception de la science, dont nous avons 4 hérité, mais que sur ce point capital, comme sur d'autres, ils sont tributaires des vieux Mésopotamiens.»10 [c’est nous qui soulignons] Cette attitude se répète aussi concernant l’influence arabo-musulmane dans l’essor de l’Europe : «La plupart des Européens n’ont pas exactement évalué l’importance de l’apport qu’ils ont reçu de la civilisation islamique, ni compris la nature de leurs emprunts à cette civilisation dans le passé et certains vont jusqu’à totalement méconnaître tout ce qui s’y rapporte […] Par exemple, s’il est généralement connu que l’Espagne est restée sous la loi islamique pendant des siècles, on ne dit jamais qu’il en fut de même dans d’autres pays, tels que la Sicile et la partie méridionale de la France actuelle. Certains veulent attribuer ce silence des historiens à quelques préjugés religieux. Mais que dire des historiens actuels dont la plupart sont sans religion, sinon adversaires de toute religion, quand ils viennent confirmer ce que leurs devanciers ont dit de contraire à la vérité ? Et l’auteur de conclure «Il faut donc voir là une conséquence de l’orgueil et de la présomption des Occidentaux, travers qui les empêchent de reconnaître la vérité et l’importance de leurs dettes envers l’Orient.»11 Ce n’est donc pas sans raison que Rodrigo de Zayas note : «L’actuelle “légalité européenne”, par exemple, avec sa bonhomie quelque peu adipeuse, ne fait –faute d’imagination— que reprendre les vieux arguments religieux et politiques de l’exclusion violente. Disons-le franchement et brutalement : notre civilisation repose sur l’enfer des autres. Voltaire n’avait pas eu besoin d’assister à Huis clos ou de le lire ; il savait déjà, tout comme nous le savons tous, que nous sommes les maîtres de l’enfer.»12 C’est donc un Orient désincarné, si je puis dire, qui intéresse l’Européen à quelque discipline qu’il appartienne. Une sorte d’Orient, certes, chargé d’histoire, mais d’une histoire que le savant européen va lire selon ses besoins, sa propre compréhension de la pierre et des hommes, des monuments et des déserts, des parchemins et des jarres, une histoire dont il choisira certaines époques et en niera d’autres, moins parce qu’elles sont inaccessibles que parce qu’elles dérangent la vision qu’il veut, lui, avoir de l’Orient ; une histoire, enfin, qu’il va vider de ses acteurs, le Temps et les Hommes, pour y déverser ses fascinations, ses aversions, en un mots ses fantasmes. II. NIETZSCHE : LES CHEMINS VERS L’ORIENT Si Nietzsche n’avait pas donné à son œuvre majeure, Ainsi parlait Zarathoustra13, le nom d’un personnage de l’Orient et, plus spécifiquement de la Perse, on aurait pensé que son intérêt pour cette partie du monde uploads/Philosophie/ nietzsche-et-l-x27-orient-ii.pdf

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