1 NOTES PRELIMINAIRES SUR LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE DANS LES SOURCES ARABES
1 NOTES PRELIMINAIRES SUR LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE DANS LES SOURCES ARABES « [Farabi] – que Dieu l’ait en sa miséricorde ! – était un philosophe accompli et un guide excellent qui était passé maître dans les sciences philosophiques et s’était distingué dans les sciences mathématiques. D’une âme pure, d’une intelligence extrêmement vive, il se tenait à l’écart du monde, limitant ses contacts avec celui-ci à ce qui touchait à sa subsistance. Il observait le mode de vie des anciens philosophes… Il ne se souciait ni du vêtement qu’il portait, ni du lieu où il habitait, ni d’acquérir en sus du nécessaire. On rapporte qu’il se nourrissait seulement de l’eau du cœur [de la constellation] des Béliers accompagnée du Vin céleste [sc. ne mangeait pas de chair, ni ne buvait de vin]. On rapporte qu’il exerça tout d’abord le métier de cadi et que, lorsqu’il aborda les sciences, il répudia ce métier (nabaḏa ḏālika) pour se vouer entièrement à l’apprentissage des sciences et ne misa plus dès lors sur quelque occupation profane que ce fût (wa-lam yaskun ilā naḥwin min umūri l-duniyā al- batta)… On raconte que la raison pour laquelle il se lança dans l’étude de la philosophie sous la direction d’un maître (sababu qirāʾati-hi al-ḥikma) fut qu’un homme confia [un jour] à sa garde l’ensemble des écrits d’Aristote et qu’ainsi l’occasion se présenta à lui de se pencher dessus (fa-ittafaqa an naẓara fī-hā) ; or, ces écrits suscitèrent en lui une adhésion si entière qu’il fut poussé à en faire l’étude auprès d’un maître (wa-taḥarraka ilā qirāʾati-hā) et qu’il n’eut alors de cesse qu’il n’en eût acquis une compréhension parfaite et fût devenu un philosophe au plein sens du terme », Ibn Abī Uṣaybīʿa, Ṭabaqāt al-aṭibbāʾ, éd. Nazzar Rida, Beyrouth, Manshurât dâr maktabat al-hayâ, s.d., pp. 604-605 (reprend l’éd. Müller) 2 Remarques : Le thème du bios philosophikos dans les sources arabes n’a jusqu’à maintenant guère retenu l’attention des spécialistes de la philosophie arabe. Du moins les articles portant sur ce sujet ne recoupent-ils que lointainement ce qu’on entend par « mode de vie philosophique » dans les sources grecques que P. Hadot analyse et commente dans ses livres et articles1. Dans les rares articles relatifs à ce thème du côté des arabisants2, je remarque que l’accent est mis sur la « méthode » propre à la réflexion philosophique, méthode par laquelle la philosophie hellénisante (falsafa) entendait justement se définir et se démarquer de ce qui n’était pas elle, en particulier le discours théologique (kalām), qu’il fût musulman, chrétien ou juif. Est-ce un hasard si ce thème n’a pas encore été traité comme il le mérite ? Vraisemblablement pas. D’une part, on ne trouve en arabe aucun équivalent des biographies néoplatoniciennes, si ce n’est quelques autobiographies3, assez brèves, ou les philosophes s’attardaient surtout sur le cursus théorique qu’ils avaient suivi, c’est- à-dire, précisément, sur l’acquisition qu’ils avaient faite de la méthode philosophique. Ces sources ne nous apprennent rien, ou presque rien, sur les vertus de nos 1 Autant que je sache, le débat entre Alain de Libera et Luca Bianchi n’a pas trouvé plus d’écho parmi les arabisants que les travaux de Pierre Hadot. Cf. Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris. Seuil, 1991 ; La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993 ; « Averroïsme éthique et philosophie mystique. De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse » in Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, a cura di L. Bianchi, Louvain-la-Neuve, FIDEM, 1994, p. 33-42 ; Albert le Grand : Métaphysique et noétique, Paris, Vrin, 2005 ; Luca Bianchi, « Le felicità intelletuale come professione nella Parigi del Duecento », in Rivista di Filosofia 78 (1987), p. 181-199 ; Il vescovo e i filosofi. La condanna parigina del 1277 e l’evoluzione dell’aristotelismo scolastico, Bergamo, Lubrina, 1990, p. 149-195 ; « Gli aristotelismi della scolastica », in L. Bianchi, E. Randi eds., Verità dissonanti. Aristotele alla fine del Medioevo, Roma-Bari, Laterza, 1990, p. 22-31 ; « Felicità terrena e beatitudine ultraterrena : Boezio di Dacia e l’articolo 157 censurato da Tempier », in Chemins de la pensée médiévale. Mélanges Zénon Kaluza, Bakker ed., Turnhout, Brepols, 2002, p. 335-350 ; « Felicità intelletuale, « ascetismo » e « arabismo » : nota sul « De Summo bono » di Boezio di Dacia », in Le Felicità nel Medioevo, Maria Bettetini & Francesco D. Paparella eds., Louvain-la-Neuve: FIDEM, 2005, p. 13-34. Je considère les travaux de Pierre et Ilsetraut Hadot et d’Alain de Libera comme le cadre dans lequel doit s’inscrire la réflexion sur le mode de vie philosophique dans les sources arabes. 2 Je pense en particulier aux articles de Gerhard Endreß qui est l’un des rares scholars avec Rémi Brague à s’être interrogé sur la place et la définition de la philosophie en contexte musulman: « The defence of reason : the plea for philosophy in the religious community », Zeitschrift für Geschichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften 6 (1990), p. 1-49 ; « Der Erste Lehrer : der arabische Aristoteles und das Konzept der Philosophie im Islam », in Gottes ist der Orient – Gottes ist der Okzident, Festschrift für A. Falaturi, U. Tworuschka ed., Böhlau, Köln – Wien, 1991, p. 151-181 ; « La ‘Concordance entre Platon et Aristote’, l’Aristote arabe et l’émancipation de la philosophie en Islam médiéval », B. Mojsisch & O. Pluta eds., Historia Philosophiae Medii Aevi, Studien zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters (Festschrift K. Flasch), Amsterdam-Philadelphia, 1991, p. 237-257; « Al- Kindī über die Wiedererinnerung der Seele : arabischer Platonismus und die Legitimation der Wissenschaften im Islam », Oriens 34, 1994, p. 174-221; “Athen—Alexandria—Bagdad-Samarkand. Übersetzung, Überlieferung und Integration der griechischen Philosophie im Islam,” in Von Athen nach Bagdad zur Rezeption griechischer Philosophie von der Spätantike bis zum Islam, ed. by Peter Bruns, Bonn: Borengässer, 2003, p. 42-62; « La via della felicità. Il ruolo della filosofia nell’Islam medievale », in Storia della filosofia nell’Islam medievale, a cura di Cristina D’Ancona, G. Einaudi, Torino, 2005, vol. 1, p. xxiii-lii. V. aussi H. Daiber, « Die Autonomie der Philosophie im Islam », in Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy (VIIIth congress: SIEPM), Acta Philosophica Fennica 48, Helsinki 1990, p.228-249. Peu de choses dans l’article de Massimo Campanini, « Felicità e politica in Al-Fârâbî e Avempace », in Le Felicità nel Medioevo, Maria Bettetini & Francesco D. Paparella eds., Louvain-la-Neuve: FIDEM, 2005, p. 297-312. Pour les travaux de Rémi Brague, voir les notes suivantes. 3 Un certain nombre de références disponibles sur les autobiographies des auteurs arabes (IXth to XIXth centuries) sont consultables sur : http://content.cdlib.org/xtf/view?docId=ft2c6004x0&brand=eschol 3 philosophes ou sur ce que signifiait pour eux vivre en philosophes. On peut même dire qu’elles nous renseignent plutôt sur leur suffisance, voire leur extrême infatuation dans le cas d’Avicenne. De même, elles ne nous apprennent presque rien, de prime abord, sur leur système des vertus. C’est que, pour des raisons que j’essaierai de cerner, l’exigence éthique de la philosophie grecque s’est rapidement fondue ou a été résorbée ou éclipsée par le souci de rigueur syntactique du discours philosophique, les philosophes hellénisants (falāsifa, sg. faylasūf), ou une grande majorité d’entre eux, ayant surtout eu à cœur de justifier la légitimité de leur discipline en insistant sur sa scientificité et sur celle de ses résultats. Mais ce n’est qu’un aspect de la question. Cette absorption de l’éthique par le discours est en même temps un effet du contexte historique général de la falsafa. Si, en effet, les Hellènes de l’Antiquité tardive ont développé un savoir unitaire et systématique, incluant un donné révélé et le système éthique afférent, en grande partie dans le but de faire pièce au christianisme – religion fausse bien faite pour des incultes, selon eux – le contexte musulman de la falsafa apporte un élément nouveau. Il modifie la définition même de la philosophie en faisant de l’idée de religion monothéiste révélée un fait originel, et comme un événement tout ensemble historique et conceptuel, c’est-à-dire un point de départ obligé, qu’il soit pour finir accepté, ou non. Rappelons en effet que la falsafa apparaît dans une civilisation où tout savoir se légitime d’abord par référence à la Révélation et au Coran. De fait, c’est ce point de départ obligé qui est à l’arrière-plan de la prétention des falāsifa à l’autonomie et qui explique leur souci apologétique : autonomie non pas, nécessairement, vis-à-vis du Coran, mais à coup sûr autonomie vis-à-vis de ceux, grammairiens, juristes et théologiens, qui prétendaient monnayer la Révélation en un savoir souverain et exclusif de toute autre forme de réflexion. Aussi la prétention des falāsifa à l’autonomie ne pouvait-elle donner lieu, comme chez les Hellènes, à l’élaboration d’une définition de la philosophie présentant celle-ci comme une voie de salut complète, un mode de vie à part entière, se suffisant à lui-même sans référence aucune à l’idée de révélation. Partant donc de cette référence obligée, ce que pouvaient faire les falāsifa et ce qu’ils ont fait le plus souvent, me semble-t-il, c’est présenter la philosophie comme un mode de uploads/Philosophie/ notes-preliminaires-sur-la-pratique-de-la-philosophie-dans-les-sources-arabes.pdf
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- Publié le Jul 12, 2022
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