La querelle des universaux On a coutume de faire de Porphyre (234 - 305) celui

La querelle des universaux On a coutume de faire de Porphyre (234 - 305) celui qui laissa à la postérité la querelle que se livrèrent les philosophes, dialecticiens et théologiens du Moyen-Âge, et à leur suite bon nombre de penseurs jusqu’à aujourd’hui1. Il s’agit de la question sur la nature des idées générales ou universaux qu’il présente dans l’Isagogè, son livre sur l’introduction aux Catégories d’Aristote (-384 -322) et qui est un traité de logique à l’usage des débutants. Porphyre annonce que son étude va traiter des genres et des espèces mais précise qu’il ne tranchera pas la question de savoir si ce sont des réalités qui existent en elles-mêmes ou si ce sont de simples conceptions de l’esprit. Etienne Gilson (1884 - 1978), dans La Philosophie au Moyen-Âge2, présente ce passage de Porphyre: «Le platonicien Porphyre ajoute qu’il remet à plus tard de décider si les genres et les espèces sont des réalités subsistantes en elles-mêmes ou de simples conceptions de l’esprit; de plus, à supposer que ce soient des réalités, il se refuse pour le moment à dire s’ils sont corporels ou incorporels; enfin, supposant que ce soient des incorporels, il décline d’examiner s’ils existent à part des choses sensibles ou seulement unis à elles.» Porphyre ne prend parti ni pour Platon ni pour Aristote et les commentateurs de l’Isagogè se trouveront eux-mêmes devant ce choix, sans pour autant avoir à leur disposition, à cause d’une transmission plus que fragmentaire de leurs œuvres, une connaissance suffisante d’Aristote ou de Platon (il faudra attendre le 13e siècle pour que celles-ci soient largement traduites). Certes, c’est bien ce texte de Porphyre, qui a déclenché la polémique théologique sur la Trinité, dogme central de la foi chrétienne, qui présente l’unicité de Dieu en trois hypostases (Le Père, le Fils et l’Esprit Saint). Le concile de Nicée (325) conclut que le Fils est consubstantiel au Père et le concile de Constantinople (381) proclame la divinité de l’esprit Saint tout en confirmant le concile de Nicée. Le concile de Chalcédoine (451) déclare quant à lui que les notions latines de substance et de personne sont équivalentes aux notion grecques (héritées de Platon et du néoplatonisme) d’essence et d’hypostase. Il ajoute que Dieu fait Homme en la personne du Christ réunit les deux natures (humaine et divine), «sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation». P h i l i p p e K I R S C H E R - A p r o p o s d e l a q u e r e l l e d e s u n i v e r s a u x - p a g e 1 1 Je fais ici référence à la critique particulièrement acerbe que le cercle de Vienne, et spécialement Wittgenstein, firent à la métaphysique au début du 20e siècle. De manière plus générale, la philosophie analytique, en sa démarche de sʼappuyer sur une analyse logique de la parole et du langage pour clarifier les concepts de la philosophie, renoue avec la tradition nominaliste qui affirme que les énoncés de la métaphysique classique nʼont pas de référent réel et sont vides de sens. Mais la question nʼest pas aussi simple. 2 Etienne GILSON, La Philosophie au Moyen-Âge, Paris, Payot, 1962, p142. Ce ne sont là que quelques exemples qui illustrent le problème énoncé dans l’Isagogè sur la nature des universaux. En réalité, la question est plus ancienne que le texte de Porphyre. On la retrouve à la racine même de la philosophie, en Grèce, au 5e siècle avant JC, dans les débats entre les thèses d’Héraclite (-540 -460), de Parménide (-6e -5e), de Zénon (-460 -420) et celles des Sophistes. Elle sera reprise par Socrate, dans sa résistance aux Sophistes puis par Platon (-424 -348) et Aristote. Ce qui différenciait les Sophistes de leurs opposants, c’est qu’ils enseignaient la rhétorique et utilisaient la philosophie pour gagner leur vie et faire fortune. Ils enseignaient à leurs riches élèves comment tirer profit de la force du discours pour faire triompher leur point de vue lors de procès ou d’assemblées publiques. Jean-Paul Dumont (1933-1993) l’explique : «Car en réalité le problème que se posent les Sophistes est le même que se posent Parménide et Héraclite: celui de l’être et du discours sur l’être. Parménide (...) conclut à l’identité de l’être et du discours. L’être est ce qui peut faire l’objet d’un discours cohérent (...). On voit comment déjà il est possible, dans un contexte parménidien, d’affirmer la correspondance stricte de ce qui est à ce qui est dit. Les mortels, qui parlent à tort et à travers, commettent seulement l’erreur de méconnaître la haute destination du discours, qui est de dire l’être 3». Pour Parménide, c’est l’être qui donne sa vérité au discours. Pour les Sophistes, c’est le discours qui précède l’être et c’est lui qui, en sa puissance créatrice, lui donne son existence. Ainsi, Gorgias (-483 -375) pourra dire que nous pouvons penser ce qui n’existe pas et qu’il est donc absurde de croire que tout ce que nous pensons existe par soi. Dans un autre registre, Protagoras (-490 -420) nie que le discours puisse unifier le réel. Pour lui, le réel est support de discours qui peuvent être contradictoires et il n’existe pas de point de vue universel qui corresponde à la vérité, ou s’il existait un discours totalement adéquat au réel, on ne pourrait le connaître. Le discours est pour lui la mesure du réel: «Car [sa]célèbre formule: l’homme est la mesure de toutes choses, signifie non pas seulement que l’opinion que nous formons sur les choses diffèrent selon les hommes, et par là que le sens des choses doit nous échapper, mais souligne que c’est en s’emparant du réel par son discours que l’homme fait sienne la réalité et en prend mesure.»4 P h i l i p p e K I R S C H E R - A p r o p o s d e l a q u e r e l l e d e s u n i v e r s a u x - p a g e 2 3 Jean-Paul DUMONT, La Philosophie antique, Paris, PUF, 1968, p.32 4 Ibid, p.35 Socrate5(-470 -399) s’opposera aux Sophistes en affirmant l’idée d’une réalité qui est extérieure au discours, stable et universelle. Socrate combat l’idée selon laquelle il n’y aurait pas d’être en dehors de la pensée, et il fait de cette position le fondement de l’existence de la morale conte la relativité de nos jugements subjectifs. Platon (-424 -348), en disciple de Socrate, suivra cette voie de l’existence d’une réalité hors du discours, qui ne soit pas relative, ni a nos sens qui sont trompeurs, ni à nos pensées qui sont souvent plus des opinions que des savoirs vrais. Les Idées ou Réalités accordent au savoir la stabilité qu’il nécessite et représentent, au delà des êtres sensibles qui sont tous différents, la permanence et l’universalité de leur nature commune. Si le discours doit avoir un sens, une finalité, un usage légitime, ce ne peut être que de dire le vrai: la connaissance. Or connaître ce n’est pas se limiter à constater la pluralité des êtres sensibles ou la pluralité des opinions, c’est dire ce qu’ils sont, c’est atteindre leur essence. Dire ce qu’est la beauté ou la justice, ce n’est pas donner des exemples multiples de choses belles et d’actions justes, mais dire ce par quoi les choses belles sont belles et les choses justes sont justes. La réponse de Platon est de dire que les choses belles participent de la Beauté, comme les choses justes de la Justice (sorte de définition universelle de ses caractères les plus essentiels). On trouve, dans chaque action juste une part de la Justice en soi, et dans les belles choses une part de la Beauté en soi. Les Idées ou Réalités sont pour lui immatérielles, immuables et éternelles et ce sont elles qui récapitulent les qualités qui manquent aux choses sensibles et changeantes et par lesquelles ont les qualifie. Les belles choses et les actions justes n’ont pas en elles- mêmes les qualités immuables de la beauté ou de la justice mais les reçoivent de l’Idée de la Beauté et de celle de la Justice. Du point de vue d’une théorie de la connaissance (épistémologie), c’est la connaissance des Idées (réelles essences des choses) qui permet de répondre aux questions que pose Socrate, et donc le philosophe amoureux de la connaissance; du point de vue de l’être (ontologie) ces mêmes Idées ont une existence objective, indépendante et séparée du monde sensible et en constituent en quelque sorte le modèle. Platon fait donc de ce que l’on appellera après lui les universaux ou idées générales, des réalités subsistantes en elles-mêmes, immatérielles, qui existent hors de la pensée comme du discours. Aux Sophistes, Aristote s’oppose par leur indifférence à la vérité et le fait qu’ils assignent au discours la fonction de rendre vraisemblables une thèse et son contraire sur un même problème. Il uploads/Philosophie/ ob-17bd33-la-querelle-des-universaux2.pdf

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