1 PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT Copyright Pierre Macherey L’un des thèmes dominan

1 PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT Copyright Pierre Macherey L’un des thèmes dominants de la pensée pascalienne est le désaveu de la philosophie, dont sa critique du cartésianisme est l’expression concentrée. A ses yeux, l’entreprise de la philosophie, davantage encore que défaillante, “incertaine”, est avant tout dénuée de sens, “inutile”, en raison de sa prétention déplacée et abusive à l’universalité, prétention que la raison humaine, avec les moyens dont elle dispose, bien que ceux-ci ne soient pas négligeables, est certainement incapable de satisfaire : car il lui est définitivement impossible aussi bien de voir absolument les choses au point de vue de Dieu que de donner à son propre point de vue un fondement stable qui, dans les limites qui sont imparties, en garantirait une fois pour toutes les certitudes. De là pour la pensée humaine, pour autant qu’elle ne se résout pas à consacrer uniquement son attention à quelques questions ciblées du type de celles qui sont accessibles à l’esprit géométrique, questions qu’elle parvient formellement à résoudre à condition d’adopter à leur égard une attitude ludique, sans trop les prendre au sérieux, - Amos Dettonville est avant tout un joueur, et c’est ce qui le distingue fondamentalement de Salomon de Tultie, et même de Louis de Montalte -, l’obligation de se rabattre sur l’unique problème qui demeure à sa portée, mais dont les enjeux sont pour elle cruciaux : à savoir celui que lui pose l’existence humaine, dont elle ne peut éluder les innombrables contradictions, qui rendent à la limite celle-ci inviable et invivable. De ce point de vue, on peut trouver chez Pascal les éléments de base d’une critique radicale de la métaphysique, qui anticipe sur celle de Kant, et a pour conséquence, conséquence radicale écartée par le rationalisme kantien, de rabattre toutes les tentatives précédemment conduites par les philosophes sur un unique terrain, le seul qui reste à la philosophie, pour autant que ce terme soit encore approprié : celui d’une anthropologie, au sens d’une élucidation critique de la condition humaine, avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, dans le cercle desquels elle est définitivement enfermée, ce qui la condamne à en recenser les contradictions en ayant à jamais déposé l’espoir de les résoudre. Ce qui surnage principalement de la composition de l’Apologie de la religion chrétienne, dont ne subsistent que des lambeaux épars auxquels il est vain de chercher à restituer une cohésion ou une cohérence dont ils sont à jamais privés, ce sont les éléments, ou plutôt les bribes, de cette anthropologie philosophique, qui se ramène pour l’essentiel à une exploration des différents aspects de la vie humaine, dans une perspective très proche en première apparence de celle adoptée par les moralistes. Cependant, si Pascal est moraliste, c’est d’une manière tout à fait originale, comme le donne en particulier à comprendre l’Entretien avec M. de Saci, où il est expliqué qu’il y a eu, dans le passé lointain et proche de l’Antiquité païenne et de la tradition chrétienne, deux manières alternatives de considérer la condition humaine : l’une consiste, une fois rejeté ce qui peut être tenu pour accidentel et inessentiel, à identifier et à glorifier les marques subsistantes de la grandeur de l’homme, c’est-à-dire l’aptitude dont, en dépit de tout, il dispose en vue de se donner par lui-même les moyens de mener une vie libre dont il ait personnellement la maîtrise ; l’autre, en sens exactement inverse, met l’accent sur les obstacles qui rendent une telle tentative problématique, voire même impraticable, obstacles que l’homme rencontre, non à l’extérieur, mais au dedans de lui-même, du fait que sa nature soit déchue et corrompue, ce qui entache d’incertitude ses espoirs de salut, dans lesquels il se 2 lance à corps perdu, sans garantie, témoignage par excellence de sa misère. Or ce qui distingue radicalement la position de Pascal, c’est le refus de choisir entre ces deux options : “Qui fait l’ange fait la bête”, “Nous sommes au rouet”, sont de ce point de vue les formules cruciales qui donnent à son anthropologie sa coloration unique, sur des bases qui sont celles d’une logique du paradoxe, dont les sources seraient sans doute à chercher du côté de Nicolas de Cuse et de sa thématique de la coïncidentia oppositorum, selon laquelle l’esprit humain est confronté à des contradictions insolubles dont la tension ne se relâche jamais et qu’il doit, en se résignant à pratiquer la “docte ignorance”, s’exercer à supporter puisqu’elles constituent en dernière instance la condition de son fonctionnement normal. L’idée de base de l’anthropologie pascalienne, c’est donc que l’homme est grand et misérable, le pivot de cette affirmation étant constitué par le mot de liaison “et”, qui signifie à la fois que l’homme est grand bien que misérable, et aussi, si étonnant que cela puisse paraître, qu’il est grand parce que misérable ; autrement dit, pour concentrer ces deux thèses en un énoncé unique, il est grand en étant misérable, grand jusque dans sa misère même, ce qui est l’une des clés de la fameuse métaphore oxymorique du “roseau pensant”, ensuite passée à l’état de cliché et vidée par là de l’essentiel de sa portée spéculative. Si l’homme est un être à part, ce qui justifie qu’il fasse l’objet d’une étude séparée, c’est en raison de sa nature monstrueuse qui fait de lui l’égal d’une chimère ; cette nature consiste en une combinaison exceptionnelle d’ordre et de désordre, qui fait naître le désordre de l’ordre et l’ordre du désordre, sans que l’un ou l’autre parvienne définitivement à s’imposer et sans que leur alternance puisse jamais trouver de terme. Notons en passant qu’en adoptant un tel point de vue, Pascal est bien loin de considérer l’homme comme un empire dans un empire, c’est-à-dire comme étant capable d’établir et de confirmer son règne sur un domaine bien délimité et indépendant où il exercerait ses pouvoirs sans partage, dans une perspective uniment positive : s’il y a un monde de l’homme, celui-ci est un monde en loques, dont les frontières sont pour toujours indécises, et qui n’a d’autre fondement que celui qui est fourni par ses lacunes, dans un mélange inclarifiable de puissance et d’impuissance, où la seule assurance de stabilité est celle qui est fournie par l’état de fait, c’est-à-dire la radicale contingence qui décide du choix d’un métier ou de la forme d’un Etat, dans un univers où le vide se trouve virtuellement partout, et où Dieu ne se révèle qu’à travers son absence irrémédiable, Deus absconditus, face cachée que seuls illuminent par instants, pour certains, les éclairs imprévisibles de la grâce. C’est dans ce contexte trouble et empreint de confusion que prend place la réflexion consacrée par Pascal au thème du divertissement, qui éclaire les extraordinaires singularités de cette manière de concevoir la condition humaine, dont elle fait ressortir la précarité, qui constitue son unique loi: “Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.” (Br. 137) Examiner tous les aspects de la vie humaine, en élucider les plus infimes détails, sur un plan où c’est le “je ne sais quoi” qui fait toujours en dernière instance la décision, serait une tâche infinie, vouée de ce fait à l’échec ; mais il est possible de parer à cet inconvénient en allant directement, par le moyen de la raison des effets, à ce qui, pour elle constitue, non son centre, mais l’expression par excellence de son décentrement, c’est-à-dire son absence totale de centre : le divertissement, qui, écrit Pascal, doit “suffire” pour la comprendre, ce qui veut dire que, n’y en ayant pas d’autre disponible, il faut bien se contenter de cette 3 explication. On est plongé par là en plein paradoxe : c’est à l’extrême de la particularité, car le divertissement est par excellence un régime de dispersion et de déconcentration, que se trouve le principe générique permettant d’effectuer la récollection d’une totalité démembrée, dont les éléments sont définitivement épars, et à laquelle il faut renoncer à restituer une unité quelque peu consistante. Or, quoiqu’en pratiquant le divertissement l’homme ne cesse de s’engager, dans un monde sens dessus dessous, sur des chemins de traverse, en s’évertuant à mettre au point des façons de se divertir inédites, il y a un fait global, massif et permanent du divertissement en tant que tel, qui pousse toujours dans le même sens, même si c’est en divergeant. Le coup de force effectué par Pascal se trouve, comme très souvent chez lui, concentré dans un trait de style, manière imperceptible de modifier la façon d’utiliser les mots qui, d’un seul coup, et sans qu’on s’en soit rendu compte, change tout : ce trait de style consiste à parler, au singulier et en utilisant l’article défini, du divertissement, ce qui métamorphose celui-ci en une allure commune de la vie, alors même que la vie, en proie à la logique du divertissement, ne cesse de changer ses allures, en se prêtant aux attraits et aux élans, non seulement des différents divertissements, mais du divertissement, occupation de détournement ou de distraction n’ayant pas fatalement pour uploads/Philosophie/ pascal-et-le-divertissement-par-macherey.pdf

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