Interdisciplinarité : clarification des concepts Maurice Payette Université de

Interdisciplinarité : clarification des concepts Maurice Payette Université de Sherbrooke RÉSUMÉ La pratique interdisciplinaire est de plus en plus à l’ordre du jour, mais le concept même d’interdisciplinarité est souvent source de confusion et engendre des malentendus qui risquent de nuire à l’implantation de cette pratique. Aussi bien dans les propos des praticiens et des praticiennes que dans les nombreux écrits qui tentent de définir le concept d’interdisciplinarité, des divergences importantes se manifestent. Le présent article rend compte de la diversité des conceptions tout en ramenant le débat sémantique autour de deux tendances. Le premier courant définit l’interdisciplinarité en mettant de l’avant le concept de coopération; l’autre courant, auquel l’auteur se rallie, utilise plutôt le mot intégration. Le concept même d’intégration est développé et appliqué à l’interdisciplinarité; permettant ainsi d’identifier les conséquences de la conception intégrative aussi bien dans le discours que dans la pratique. Que ce soit dans les écrits ou les discours, dans les milieux de pratique professionnelle ou dans les activités de recherche, les mots multidisciplinarité et interdisciplinarité sont de plus en plus utilisés. Les programmes de formation professionnelle de plusieurs disciplines intègrent, sous une forme ou sous une autre, des activités pédagogiques visant à préparer les futurs membres des ordres professionnels à tirer profit de la diversité des contributions disciplinaires pour améliorer la qualité des services. Des ateliers et des sessions de formation, des colloques, des forums ou des congrès choisissent souvent le thème de l’interdisciplinarité pour mettre en commun les réflexions et les préoccupations des personnes et des groupes qui désirent modifier leurs pratiques professionnelles dans le sens d’une meilleure collaboration interprofessionnelle. En mars 2001, quelques ordres professionnels organisaient, pour une troisième année consécutive, un colloque sur l’interdisciplinarité. La Commission Clair (Gouvernement du Québec, 2001), qui s’est penchée sur le système québécois de la santé et des services sociaux a abordé la problématique de l’interdisciplinarité et formulé la recommandation suivante : « que le cadre d’exercice des pratiques professionnelles soit révisé et qu’on crée les conditions nécessaires au travail en interdisciplinarité ». Signe des temps ou mode passagère? L’avenir nous le dira. 20 Interdisciplinarité : clarification des concepts Interactions Vol. 5 no 1, printemps 2001 Au cours des récentes années, des groupes de recherche se sont constitués autour de la problématique de l’interdisciplinarité. Le GRIPIUS (Groupe de recherche et d’intervention sur les pratiques interdisciplinaires de l’Université de Sherbrooke) a constaté, dès ses premières activités, que les chercheurs aussi bien que les intervenants et les intervenantes de divers milieux véhiculent des conceptions relativement différentes de l’interdisciplinarité. Dans les sessions de formation que le GRIPIUS a menées (Payette et Pronovost, 1997), il est apparu évident que les membres d’une même équipe utilisaient les mots multidisciplinarité et interdisciplinarité dans des sens différents ou d’une façon imprécise. Cette confusion sémantique entraînait des difficultés majeures dans la recherche de moyens d’implanter une véritable pratique interdisciplinaire : on veut devenir une équipe interdisciplinaire, sans avoir convenu du sens à donner à cette expression. On pourrait toujours dire que, ce qui importe, c’est de collaborer et d’améliorer les services à la clientèle; mais l’absence d’un langage commun est, en soi, un obstacle à la pratique interdisciplinaire. Le présent article se propose de clarifier les concepts reliés aux différentes formes de collaboration interprofessionnelle, particulièrement dans le système de la santé et des services sociaux. Il s’inspire largement des travaux menés par un séminaire de recherche du GRIPIUS qui a permis d’explorer les différentes conceptions existant dans les écrits ou dans la pratique, et de prendre position sur une conception de l’interdisciplinarité. Un premier document inédit (Archambault, J., Champoux, J.- F., Denault, B., Lescarbeau, R., Payette, M. et Pronovost, L., 2000) expose le choix d’une conception de l’interdisciplinarité et propose des distinctions entre les concepts de multidisciplinarité et d’interdisciplinarité. Discipline Question préalable : qu’est-ce qu’une discipline? Le mot discipline est issu de disciple et désigne une personne qui suit la doctrine d’un maître et s’y soumet. Une discipline est alors une branche de la connaissance donnant matière à enseignement. Gusdorf (1990) mentionne qu’au sens strict une discipline est « un savoir organisé selon l’ordre de la raison » (p. 871). Dans une telle perspective, une discipline est un corps de connaissances dont la logique interne et l’articulation imposent des règles auxquelles les disciples ne peuvent déroger; par exemple, les mathématiques, la géométrie, la physique et la chimie sont des disciplines au sens strict. La somme des angles d’un triangle a toujours été et sera toujours de l80 degrés. Dans le langage courant, ce sens s’est élargi pour désigner un champ de connaissances et de pratiques qui présente une spécificité socialement reconnue. Interdisciplinarité : clarification des concepts 2 1 Les différents groupes reconnus par l’Office des professions du Québec peuvent prétendre jouir de cette reconnaissance sociale, mais ils ne sont pas les seuls. La musique, l’art dramatique, la géographie, l’histoire et bien d’autres matières à enseignement sont aussi des disciplines. Les membres d’un groupe disciplinaire développent une culture commune à travers un processus de socialisation qui s’appuie sur un ensemble d’éléments dont les principaux sont les suivants : leur manière d’analyser la situation du client, les stratégies de traitement qu’ils appliquent, les valeurs qu’ils priorisent, leurs expériences ainsi que leurs préoccupations, les modèles et les outils utilisés, la formation reçue, leur positionnement au sein de l’ensemble des disciplines et le prestige qui en découle. Les personnes qui appartiennent à un groupe disciplinaire se reconnaissent et désirent faire reconnaître leur identité spécifique. Cette culture particulière à chaque discipline se manifeste dans l’univers du travail à travers des façons de penser, de parler et d’agir qui caractérisent une profession. Il convient de reconnaître et d’adopter ce sens élargi du mot discipline pour aborder les concepts d’interdisciplinarité et de multidisciplinarité. Les différentes conceptions de l’interdisciplinarité Champoux (1999) a recensé les principales définitions formelles du concept d’interdisciplinarité. Une certaine diversité se manifeste dans les différentes conceptions que les auteurs proposent. On peut globalement distinguer deux courants qui permettent de bien cerner le débat sémantique, même si les nuances apportées dans les définitions sont nombreuses. La première façon de définir, de caractériser ou de parler d’interdisciplinarité met de l’avant le concept de coopération. Les personnes qui appartiennent à des disciplines ou des professions différentes pratiquent l’interdisciplinarité si elles partagent leurs points de vue et leurs expertises, se transmettent de l’information, se consultent, travaillent ensemble particulièrement au sein d’une équipe. Certains auteurs recensés fournissent des définitions de l’interdisciplinarité qui vont dans ce sens : work together (Lanza, 1998), in a coordinate manner (Tressolini 1998), interprofessionnal collaboration across disciplines lines (Brown, 1995). Cooley (1991) représente bien ce courant en proposant la définition suivante : The term interdisciplinarity will henceforth be used to refer to teams of professionnals who interact regularly in an attempt to collaborate and coordinate their efforts (p.8). Hébert (1990) semble partager cette conception : 22 Interdisciplinarité : clarification des concepts Interactions Vol. 5 no 1, printemps 2001 L’interdisciplinarité se définit non seulement par la juxtaposition de plusieurs disciplines mais aussi par les relations réciproques que doivent entretenir les professionnels impliqués... Le mode formel (d’application de l’interdisciplinarité) fait appel à des réunions périodiques de l’équipe interdisciplinaire visant à partager les données de l’évaluation et à coordonner le plan d’intervention (p. 55). Pour Chartier, Pronovost, Malavoy et Jinchereau (1984), l’interdisciplinarité consiste, pour une équipe, à poursuivre ensemble « une tâche qui fasse appel aux compétences professionnelles de chacun (p. 11) ». Il faut reconnaître que cette conception de l’interdisciplinarité semble très répandue dans les milieux de pratique professionnelle, plus particulièrement dans le domaine de la santé. À cette tendance, on peut associer les auteurs qui définissent l’interdisciplinarité en utilisant le concept de concertation. Dans son guide intitulé De la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité (1996), l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec prétend qu’il y a travail interdisciplinaire quand des professionnels « travaillent en collaboration réelle et continue, en concertation pour un même objectif, le service au client (p. 4) ». Dans les commentaires du Rapport Clair (Gouvernement du Québec, 2000) qui accompagnent les recommandations visant le développement de l’inter- disciplinarité, aucune définition formelle n’est proposée de ce concept; mais la façon d’aborder l’interdisciplinarité permet de supposer que les auteurs du rapport se rangent implicitement dans le même courant que les auteurs précédents. Le rapport ne parle nullement de multidisciplinarité, mais dénonce les pratiques professionnelles actuelles « qui favorisent le fonctionnement en silos » (p. 128) et considère la pratique interdisciplinaire non plus comme un choix mais une nécessité pour pallier le manque de coordination entre les intervenants. Un autre courant propose une définition de l’interdisciplinarité qui se caractérise par la notion d’intégration. Parmi les auteurs qui utilisent formellement le mot intégration, ou un mot équivalent pour caractériser ce qui distingue l’interdisciplinarité des autres modalités d’interaction entre disciplines ou professions différentes, on peut retenir les suivants : Klein (1990), Dussault (1990), Leclerc (1990), Guyonnet et Adam (l992), le comité conjoint de l’Américan Psychological Association et de l’American Speech-Language-Hearing Association (1995), Mullins, Keller et Chaney (1994), la Direction de la formation et de l’adaptation uploads/Philosophie/ payette-maurice-interdisciplinarite 1 .pdf

  • 59
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager