Chaïm Perelman et la rhétorique d’Aristote Paru dans 4rth international symposi

Chaïm Perelman et la rhétorique d’Aristote Paru dans 4rth international symposium for the aristotelian philosophy. On Aristotle’s poetics and the art of rhetoric, D.N. Koutras (éd.), Athènes, Society for aristotelian studies « The Lyceum », 2003, p. 406-420. Dès janvier 1950, soit huit ans avant la parution de leur célèbre Traité de l’argumentation, Chaïm Perelman et Lucie Obrechts-Tyteca observent dans la Revue philosophique de la France et de l’Etranger combien leur projet d’analyser l’argumentation dans un certain nombre d’ouvrages, spécialement philosophiques, se rapproche de celui de la Rhétorique d’Aristote : « nous nous sommes rendu compte, en cours de travail, que les procédés que nous retrouvions étaient, en grande partie, ceux de la Rhétorique d’Aristote ; en tout cas, les préoccupations de ce dernier s’y rapprochaient étrangement des nôtres. Ce fut pour nous à la fois une surprise et une révélation »1. Surprise et révélation qui n’empêchent pas les auteurs de souligner la singularité de leur propre travail : « Nous ne croyons pas utile, actuellement, de nous intéresser à tous les facteurs qui influencent l’assentiment… Notre but sera, à certains égards, plus limité que celui de la Rhétorique d’Aristote. N’oublions pas que certains chapitres de sa Rhétorique appartiendraient nettement, aujourd’hui, au domaine de la psychologie. Nous voudrions, répétons-le, étudier les argumentations par lesquelles on nous convie à adhérer à une opinion plutôt qu’à une autre »2. Huit ans plus tard, le Traité de l’argumentation confirme « négliger certains aspects qui avaient attiré l’attention des maîtres de rhétorique », mais affirme déborder par d’autres côtés, «et largement, les bornes de la rhétorique des Anciens »3. En effet les arguments qu’il se propose d’étudier appartiennent aussi bien au discours parlé qu’au texte écrit, donc s’adressent non seulement à un auditoire particulier comme chez Aristote, mais aussi à tout auditoire en général, y compris à un seul interlocuteur, voire à soi-même. Ainsi est née l’idée d’une nouvelle rhétorique, dont Perelman résume la spécificité en 1977 dans L’Empire rhétorique : « La nouvelle rhétorique, par opposition à l’ancienne, concerne les discours adressés à toute espèce d’auditoire, qu’il s’agisse d’une foule réunie sur la place publique ou d’une réunion de spécialistes, que l’on 1 « Logique et rhétorique », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, janvier 1950, p. 9. 2 Ibid., pp. 16-17. 3 Traité de l’argumentation, Editions de l’Université de Bruxelles, 1958, p. 7. Cité dorénavant TA. 1 s’adresse à un seul individu ou à toute l’humanité ; elle examine même les arguments que l’on s’adresse à soi-même, lors d’une délibération intime »4. On peut se demander pourquoi cette approche nouvelle des discours et des arguments adressés à toute espèce d’auditoire a été rapportée à la rhétorique d’Aristote plutôt qu’à la dialectique ou aux topiques par exemple. A cette question le Traité de l’argumentation répond dès les premières pages : « Notre analyse concerne les preuves qu’Aristote appelle dialectiques, qu’il examine dans ses Topiques et dont il montre l’utilisation dans sa Rhétorique. Ce rappel de la terminologie d’Aristote aurait justifié le rapprochement de la théorie de l’argumentation avec la dialectique, conçue par Aristote lui-même comme l’art de raisonner à partir d’opinions généralement acceptées (eulogos). Mais plusieurs raisons nous ont incités à préférer le rapprochement avec la rhétorique »5. Premièrement, indiquent les auteurs, le terme « dialectique » a été fort employé par toute la tradition philosophique et s’est éloigné de son sens primitif. Deuxièmement, et surtout, la dialectique aristotélicienne est souvent mise en parallèle avec l’analytique sous prétexte que l’une traite de raisonnements vraisemblables et l’autre de raisonnements nécessaires. Or ce n’est pas le degré de nécessité d’une argumentation qui retient ici l’attention, mais bien le degré d’intensité avec lequel un esprit y adhère. « Cette idée d’adhésion et d’esprits auxquels on adresse un discours est essentielle dans toutes les théories anciennes de la rhétorique. Notre rapprochement avec cette dernière vise à souligner le fait que c’est en fonction d’un auditoire que se développe toute argumentation »6. Autrement dit, en se proposant d’examiner les « preuves qu’Aristote appelle dialectiques », Perelman et Olbrechts-Tyteca se souviennent d’abord que la preuve (pistis) n’est pas toujours nécessaire, réelle ou vraie. Elle est définie par Aristote non comme ce qui atteste de la nécessité ou de la vérité d’un raisonnement, mais comme ce qui emporte la conviction7. Elle n’empêche donc pas nécessairement l’erreur, mais se définit plutôt par sa valeur pragmatique, sa puissance de conviction. Sans doute cette puissance sera-t-elle d’autant plus grande que la preuve recourt à des raisons nécessaires. Mais lorsqu’on se trouve en face de preuves « dialectiques », c’est-à-dire dont les prémisses sont seulement vraisemblables, le degré d’adhésion à ces preuves dépend surtout de la manière dont elles sont présentées à l’auditoire, ce qui est précisément l’objet d’étude de la rhétorique. 4 L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Vrin, 1977, p. 19. 5 TA, p. 6. 6 TA, p. 7. 7 De anima, 428 a20 et suiv. 2 D’autre part, pourquoi l’appellation de rhétorique a-t-elle été préférée à celle de topique ? Perelman et Olbrechts-Tyteca ne reconnaissent-ils pas eux-mêmes que c’est précisément dans les Topiques que sont examinées « les preuves qu’Aristote appelle dialectiques » ? Alors pourquoi pas une « nouvelle topique » au lieu d’une « nouvelle rhétorique » ? Ici encore, deux raisons plaident en faveur du choix pour la rhétorique. Premièrement, le Traité de l’argumentation n’adhère pas à la classification des lieux proposée par les Topiques, à savoir la distinction entre les lieux du genre, de l’accident, du propre, de la définition et de l’identité. Les auteurs ne donnent d’ailleurs le nom de « lieux » qu’à des prémisses très générales visant à fonder quelque hiérarchie de valeurs, et qu’Aristote range parmi les lieux de l’accident8. Deuxièmement, et surtout, les auteurs récusent la séparation entre topique et rhétorique parce qu’elle favorise « la distinction traditionnelle entre l’action sur l’entendement et l’action sur la volonté »9, ce qui revient à « concevoir l’homme comme constitué de facultés complètement séparées »10. Or une personne qui veut rendre présentes à son auditoire les raisons qu’elle défend mobilise aussi bien sa volonté que son imagination, ou encore sa raison11. Dans ce cadre, l’opposition entre l’intuition et la raison, ou entre la foi et la science, n’a plus cours. Seule importe l’efficacité concrète, pratique, de la discussion. C’est donc pour éviter toute « limitation indue et parfaitement injustifiée du domaine où intervient notre faculté de raisonner et de prouver »12 que le Traité de l’argumentation propose d’« envisager surtout l’argumentation dans ses effets pratiques »13. Par là, Perelman et Olbrechts-Tyteca se montrent encore une fois parfaitement fidèles à l’esprit de la Rhétorique d’Aristote, tel qu’il se dégage par exemple des premières pages du traité : envisager le phénomène de la persuasion dans sa plus grande généralité, mais se limiter en même temps à la question pratique de l’efficacité concrète des différents types d’argumentation. D’un côté, la rhétorique s’élève au-dessus des genres particuliers pour s’intéresser aux procédés de persuasion communs à tous les domaines (en cela elle est le pendant de la dialectique14) . Mais de l’autre, elle laisse de côté la connaissance théorique des différentes formes de raisonnement vraisemblable pour se limiter à la question pratique de savoir si tel procédé ou tel contexte de persuasion déterminent effectivement telle action humaine15 (en cela elle n’est qu’une partie de la dialectique16 ). 8 TA, p. 113. 9 TA, p. 62. 10 TA, p. 62. 11 TA, p. 157. 12 TA, p. 4. 13 TA, p. 62. 14 Rhétorique, 1354 a1. Cité dorénavant R. 15 R, 1357 a23-26. 16 R, 1356 a30-31. 3 La surprise, pourrait-on dire, vient du fait que Perelman et Olbrechts-Tyteca n’ont pas analysé plus loin les raisons de cette connivence entre « ancienne » et « nouvelle » rhétorique. Il est pourtant un passage fondamental de la Rhétorique qui semble justifier, voire fonder, la démarche de la « nouvelle » rhétorique, c’est-à-dire justifier que l’on puisse à la fois s’intéresser aux arguments en général, et négliger le mode de relation avec l’auditoire. Ce texte se situe au début du chapitre 18 du deuxième livre, au moment où se clôture le traitement des passions de l’auditoire et des caractères de l’orateur, et où commence celui des lieux communs aux trois genres de discours. On aurait pu s’attendre à ce que ce passage retienne l’attention des auteurs du Traité de l’argumentation, qui ne cessent de répéter que « notre étude se préoccupant surtout de la structure de l’argumentation, n’insistera pas sur la manière dont s’effectue la communication avec l’auditoire »17. Il n’est pourtant jamais évoqué ni dans le Traité, ni dans aucune des oeuvres de Perelman. Peut-être faut-il incriminer la relative complexité du texte, qui a fait l’objet de nombreuses interprétations, notamment quant à la question de savoir quelles prémisses renvoient à quels conséquents18. Mais globalement ce passage ne laisse aucun doute sur son sens général : « Puisque les discours persuasifs s’emploient pour déterminer un jugement [quel que soit le genre d’argumentation auquel on a affaire]… et qu’en outre les moyens qui uploads/Philosophie/ perelman.pdf

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