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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Walid El Khachab Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 11, n° 1, 2000, p. 133- 149. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/024838ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 18 septembre 2012 08:20 « Un cinéma soufi? Islam, ombres, modernité » Un cinéma soufî ? Islam, ombres, modernité Walid El Khachab RÉSUMÉ Dans sa Poétique du cinéma, Raoul Ruiz cite l'émir Ab- del Kader, qui utilise la figure de l'appareil photogra- phique comme allégorie du rapport entre Dieu et les créatures : Dieu est invisible, mais la reproduction de ce négatif initial qu'est son image constitue les créatures et le papier des photos reproduites {Materia prima) cor- respond à la disponibilité du possible. Selon ses propres termes, Raoul Ruiz fait une lecture oblique d'Abdel Kader: en partant d'une perspective néoplatonicienne, il confine les réflexions de l'émir au statut des ombres projetées sur l'image (de Dieu) dans leur rapport avec la réalité. Ma lecture, peut-être oblique elle aussi, pré- tend jeter les bases d'une théorie fondée sur la dimen- sion politique du soufisme et la conception soufie des ombres chinoises, qui pourrait expliquer le statut du ci- néma et son rapport intrinsèque avec le mélodrame dans les pays de culture islamique. ABSTRACT In his Poétique du cinéma, Raul Ruiz quotes the emir Abdel Kader, who uses the figure of the camera as an allegory of the relationship between God and the crea- tures. God is invisible, yet the reproduction of this initial negative which his image is constitutes the creatures, while the paper of the reproduced pictures (Materia Prima) corresponds to the availability of the possible. In his own words, Ruiz reads Abdel Kader obliquely: starting from a neo-platonician perspective, he confines the emir's thoughts to the status of the sha- dows cast on the image (of God) in their relationship with reality. My reading, may be oblique as well, aims to lay the bases of a theory founded on the political di- mension of Sufism and the Sufi conception underlying shadowshows, which would account for the status of cinema and its intrinsic relationship with melodrama in Islamic countries. C'est probablement Raoul Ruiz qui, le premier, a relevé la pertinence de l'héritage soufi pour une réflexion sur le cinéma. Dans sa Poétique du cinéma, il cite l'émir Abdel Kader et évoque également Hallaj, Ibn Arabi et Ibn Toufayl. Pour ma part, je pense qu'une réflexion portant sur l'ancienne tradition soufie, qui affichait un intérêt marqué pour les ombres chinoises, pour- rait jeter les bases d'une théorie mystique musulmane du ci- néma. La portée de cette théorie apparaît certaine quand on re- place le soufisme dans son contexte d'émergence. Mon investigation part d'une interprétation politique du mouvement soufi. Je ne m'attarde donc pas sur l'aspect spirituel du soufisme et je m'écarte du débat qui occupe l'islamologie. Ce qui paraît fondamental dans le soufisme à sts débuts, au IX e siè- cle, c'est qu'il constitue une nouvelle théorie de la médiation entre l'homme et Dieu. En proclamant que l'homme pouvait connaître Dieu et obtenir sa grâce sans passer par les prescrip- tions de la loi islamique, les soufis posaient un geste subversif par rapport à l'État. En effet, l'État était fondé sur un appareil de lois édictées à partir du livre sacré, le Coran, et s'inscrivant dans la tradition du prophète fondateur. Pour les docteurs de la loi, le salut de l'homme passait par l'adhésion à cette législation et, partant, à l'autorité de l'État. En ouvrant vers Dieu une voie sans passage obligé, une voie qui rend caduque la médiation du couple formé par la loi religieuse et l'État, les soufis se lançaient dans une entreprise anarchiste autant que mystique. C'est sans doute cela qui a valu sa crucifixion à Hallaj, et non pas le simple blasphème à propos de son union avec Dieu (Amin, 1992, p. 71-90 et Vitray-Meyerovitch, 1978). Sachant que les soufis se sont intéressés au théâtre d'ombres au moins depuis le XIIe siècle, on peut prétendre que cet ancêtre du cinéma était historiquement lié à ceux qui demeuraient à l'extérieur du territoire étatique et du paradigme du pouvoir. 134 CiNeMAS, vol. ll,n°l Mais leur réflexion sur les ombres et l'écran ne remettait pas en cause le seul pouvoir étatique. Elle minait la conception ortho- doxe même de la transcendance. Cinéma et mimesis Un des intérêts majeurs de la théorie soufîe des ombres chi- noises est qu'elle permet d'échapper à la logique mimétique oc- cidentale. Chez les soufis, les ombres chinoises ne sont pas le re- flet du monde ; elles sont un monde à part. Les penseurs arabo-musulmans ont connu Platon et Aristote. Mais, vers le XIIe ou le XIIIe siècle, la pensée grecque a fini par être rejetée de la production théorique musulmane. Il n'était plus question désor- mais de penser le monde comme ombre et reflet des Idées — sauf chez quelques soufis, dont Ibn Arabi, pour qui l'homme est le reflet de Dieu., Il n'était non plus question de penser le monde comme un paradigme d'objets nommés par un paradigme cor- respondant, celui de la langue, ni de fonder la poésie sur la mi- mesis. Depuis le IX e siècle, le recours aux Grecs suivait un processus d'appropriation utilitaire de la culture par les Arabes vainqueurs, similaire au processus qu'avait connu la culture grecque dans l'empire romain naissant. Mais portant toujours la marque sus- pecte de la raison, dans une société où la légitimité du pouvoir est fondée sur la révélation et la loi religieuse, la philosophie et même la théologie basées sur un appareil logique et scolastique, le kalam, ont fini par être marginalisées. Ainsi, la théorie soufie des ombres naît d'une veine populaire, départie de l'influence de la culture, et incompatible avec la structure épistémologique de domination du monde, que ce soit par la raison et les idées ou par le logos et la langue. Les écrits des soufis renvoient aux ombres comme allégorie du caractère illu- soire du monde, par opposition à la vérité absolue de Dieu, mais n'établissent aucun rapport réflexif entre les ombres et le monde, même chez ceux qui estiment que le monde est le miroir de Dieu. On dirait que les mystiques étaient conscients de la struc- ture de pouvoir sous-jacente à l'image de l'ombre. En effet, ils se démarquaient de l'idée du Calife ombre de Dieu sur terre, idée dominante dans la production théorique musulmane orthodoxe. Un cinéma soufi ? Islam, ombres, modernité 135 Cinéma et mysticisme Raoul Ruiz cite l'émir Abdel Kader qui utilise la figure de l'appareil photographique comme allégorie du rapport entre Dieu et les créatures : Dieu est invisible, mais la reproduction de ce négatif initial qu'est son image constitue les créatures et le pa- pier des photos reproduites {Materia prima) correspond à la dis- ponibilité du possible (Ruiz, 1995, p. 61). Selon ses propres termes, Raoul Ruiz fait une lecture oblique d'Abdel Kader. En partant d'une perspective néoplatonicienne, il confine les réflexions de l'émir au statut des ombres projetées sur l'image (de Dieu) dans leur rapport avec la réalité. Il conclut que nous appartenons à un monde d'ombres et que l'image comprend des corps éclairés mais invisibles, simulacres du monde hermétique, sans rapport avec le monde réel des ombres. Pour lui, le réel est donc le monde des ombres, alors que le ci- néma est celui des figures invisibles représentant des figures ab- sentes, mais comprenant aussi des ombres réelles. Raoul Ruiz se servait de bribes de considérations soufies et autres pour arriver à ses propres conclusions. Pour lui, l'image dans le cinéma comprend un inconscient photographique, no- tion plus étendue que celle conçue par Walter Benjamin (Ruiz, 1995, p. 55). L'inconscient photographique de Ruiz est une ré- verbération entre figures lumineuses et zones d'ombre, entre ce qu'il appelle particules images et anti-images (p. 60). Après avoir posé cet inconscient, il en arrive à la conception du cinéma qu'il souhaite défendre, résumée par le titre de son cinquième chapi- tre: «Pour un cinéma chamanique». Le cinéma est un univers où se côtoient hommes et fantômes, où s'effectue donc le con- tact entre le monde et l'au-delà. C'est le moyen de lire le monde qui est un livre de Dieu, et cette lecture se ferait en montrant les différentes enveloppes spirituelles qui entourent l'homme. Ruiz fait ici référence à deux autres mystiques musulmans : Ibn Toufayl et Hallaj (p. 71, 87-88). La lecture de Ruiz combine des présupposés uploads/Philosophie/ elkhachab-2000.pdf

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