Jugement juridique et jugement moral Valentin PETEV Professeur à l’Université d

Jugement juridique et jugement moral Valentin PETEV Professeur à l’Université de Münster RÉSUMÉ.— L’analyse révèle la similitude de structure entre jugement moral et jugement juri- dique. Dans le discours politico-juridique, tous deux sont mêlés. En prenant une décision juri- dique, une évaluation morale des faits sociaux, contenus dans les normes juridiques concernées, est inéluctable. Les résultats de la méta-éthique nous permettent de donner une justification plus saine des jugements juridique et moral. I. — LE PROBLÈME Il convient de se demander s’il existe un rapport entre le jugement juridique et le ju- gement moral et, si c’est le cas, de l’examiner. En même temps, on s’interroge sur la fin d’une telle analyse. Il se peut que les résultats obtenus d’elle nous donnent quelques éclaircissements sur la nature du droit tellement contestée, plus particulièrement par rap- port à la morale. Par ailleurs, des considérations d’ordre pratique nous amènent à exami- ner les liens possibles entre le jugement juridique et le jugement moral. Ce sont les juges en premier lieu qui ressentent, en tranchant des litiges, le besoin de répondre aux questions qui font l’objet d’une évaluation morale. Sauf dans des matières très tech- niques, de telles évaluations ont toujours lieu dans la pratique juridique. Les jugements moraux sont des jugements de valeur qui concernent plus particuliè- rement les valeurs morales. En les analysant, nous sommes amenés au domaine général des valeurs et à leurs diverses théories. Ainsi, nous aurons à traiter les principales thèses de ces théories en nous efforçant d’en tirer des conclusions, sans doute importantes pour une meilleure compréhension du jugement juridique. Le jugement moral consiste en une proposition que l’on fait par rapport à un acte humain (individuel ou collectif) à partir des valeurs morales et des normes qui en décou- lent. Il s’agit, en dernière analyse, d’établir la conformité (ou la non-conformité) d’un comportement social à des standards moraux. Les jugements juridiques sont, à leur tour, à la base de toute décision juridique. La sentence du juge ainsi que l’acte administratif expriment toujours un jugement quant à la conformité d’un acte social à une norme juridique valable. Cela est vrai aussi pour le 212 LE PROCÈS conseil d’un avocat dans la mesure où il anticipe la décision d’une autorité juridique por- tant sur le cas de son client. La dogmatique juridique porte également des jugements sur les faits tant sociaux que juridiques lorsqu’elle fait des propositions d’interprétation des textes législatifs. Le problème que nous avons à considérer ici parait être, au premier abord, d’ordre tout à fait structurel. En comparant le jugement juridique au jugement moral, on constate qu’il s’agit, dans les deux cas, du problème déjà évoqué de conformité d’un acte social à des standards juridiques ou moraux. On en tire des caractéristiques tant pour les actes sociaux que pour les standards juridiques et moraux. Mais si l’on pousse l’analyse plus avant, on s’aperçoit qu’également des problèmes substantiels quant à ces jugements se font jour. Pour pouvoir juger si un acte est conforme à la loi, il est nécessaire de s’engager dans un processus d’interprétation des normes juridiques et des actes sociaux. Il s’agit de comprendre le contenu des normes qui y sont applicables et d’apprécier, sur le fond de ces normes, les actes en question. Dans ce processus d’interprétation, il est indispensable de se référer à des valeurs sociales (éthiques, politiques et autres) qui ont trouvé une expression dans les normes juridiques interprétées. À cette analyse se greffe un problème épistémologique : comment connaître ces va- leurs qui sont à la base du jugement juridique et du jugement moral ? Appartiennent- elles à une réalité préétablie ou bien à un milieu social formé et conçu par les individus et les groupes sociaux ? II. — FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES Remarques historiques Les premières démarches d’une systématisation théorique des valeurs ont été entre- prises lors de la première moitié du XIXe siècle. Une théorie plus élaborée n’a été pré- sentée qu’à la fin du siècle. Les noms des fondateurs de celle-ci sont bien connus : H. Lotze, Windelband, Rickert, R. Müller-Freienfels, H. Cohen ainsi que d’autres néo- kantiens et les phénoménologues Scheler et Pfänder. Dans le monde anglo-saxon, des auteurs comme W. R. Sorley, J. N. Mackenzie, J. Laird, J. Dewey, P. W. Taylor et R. M. Hare ont beaucoup contribué à la théorie des valeurs 1. C’est Nicolai Hartmann qui, dans les années vingt, a amené la Wertphilosophie à une certaine excellence 2. D’après lui, les valeurs ont une existence propre : elles sont « contenus », « matières », « structures » qui ne sont ni immanentes aux choses, ni posées par les personnes. Comme entités d’une existence absolue, les valeurs procurent tant aux choses qu’aux personnes une certaine qualité quand ces dernières s’ouvrent aux valeurs, les estiment et les connaissent. Ainsi les valeurs sont accessibles à la connais- sance non pas par des voies empiriques mais par une sorte d’intuition des essences 1 P. Baran, « Wert », in Europäische Enzyklopädie zu Philosophie und Wissenschaften, sous la dir. de H. J. Sandkühler, vol. 4, Hamburg, 1992, p. 804 et s. 2 N. Hartmann, Ethik, Berlin, 1926. JUGEMENT JURIDIQUE ET JUGEMENT MORAL 213 (« innere Wesensschau »). Pour Max Scheler 3 les valeurs sont de nature objective et strictement hiérarchisées, elles appartiennent à un « Wertreich ». Comme telles, elles se présentent à nous à travers une expérience qui est fermée à l’entendement. Usage du terme « valeur » en philosophie Les anciens, à partir de Platon, ont fait un usage large et bien déterminé de ce terme pour désigner une chose qui est utile et désirable, ayant ainsi une valeur en soi. Au cours du temps, les philosophes ont traité profondément et dans toute leur ampleur la problématique posée par les valeurs. Cependant ils les traitaient séparément les unes des autres. C’est seulement au XIXe siècle que l’on s’aperçoit que le bien, le beau, le but, le droit, l’obligation ou la vertu peuvent être envisagés sous la même rubrique, celle des valeurs, comme appartenant à une même famille. Tous ces termes ne réfèrent pas à des faits simplement observables et exprimés dans des propositions constatives. Ils indi- quent plutôt des entités qui appartiennent au monde des fins de l’action humaine, du do- maine du devoir-être. C’est tout d’abord en économie politique qu’une théorie des valeurs a été élaborée. Ici, la valeur d’usage (Nutzwert) était la catégorie principale. À partir de l’économie po- litique s’est développée une théorie générale des valeurs qui prétendait être applicable dans plusieurs autres domaines : ainsi, par exemple, dans l’éthique, l’esthétique, le droit, la logique ou dans l’épistémologie. Elle se voulait également applicable aux cou- tumes et aux étiquettes. La théorie générale des valeurs a proposé aussi d’autres distinctions, par exemple, entre valeurs matérielles et valeurs spirituelles, valeurs économiques et valeurs poli- tiques. Elle a différencié par ailleurs les valeurs religieuses, les valeurs esthétiques ainsi que les valeurs extrinsèques et intrinsèques. À la catégorie des valeurs intrinsèques appar- tient, par exemple, la nature du bien, tandis que celle des valeurs extrinsèques englobe, par exemple, les valeurs esthétiques 4. Von Wright a introduit une autre répartition des différentes sphères du bien ou, plus précisément, de la qualité d’être bien, de « good- ness ». Il distingue entre le bien instrumental, technique, utilitariste, hédoniste et le « welfare » 5. Notion de « valeur » D’après une position phénoménologique, la valeur est un trait distinctif, une qualité d’une personne, d’une chose ou d’un état de choses (par exemple l’éducation de la per- sonne ou la liberté politique instaurée dans un ordre social). Cette qualité incite à appré- 3 M. Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, Halle, 1913. 4 C. J. Lewis, An Analysis of Knowledge and Valuation, La Salle Illin., 1976. 5 G. H. v. Wright, The Varieties of Goodness, London, 1963 : instrumental goodness (good knife), technical goodness (good driver), utilitarian goodness (good advice), hedo- nistic goodness (good dinner), welfare (good of man). 214 LE PROCÈS cier une personne qui la possède ou à qualifier une chose d’utile et désirable 6. D’après une autre position phénoménologique plus stricte, les valeurs n’appartiennent ni aux personnes ni aux choses, mais existent séparément et indépendamment de celles-ci (Nicolai Hartmann). Les valeurs appartiennent à un monde distinct, dans lequel l’homme est capable de pénétrer. Ici, il peut s’inspirer des valeurs absolues et orienter d’après elles ses pensées et ses actions. Ces positions phénoménologiques ne me paraissent pas tenables. On constate qu’au cours des siècles, les valeurs tant individuelles que collectives ont changé. Le bien, le juste et la vérité ont été soumis à différentes interprétations et ont reçu diverses signifi- cations. De même, les institutions et leur place dans la vie en société ont eu, à chaque époque, un poids différent 7. Une position pragmatique et relativiste me semble plus appropriée pour saisir les valeurs et leur rôle dans les activités humaines. Notre expérience quotidienne ainsi que les discours politiques, juridiques et philosophiques font surgir la structure pragmatique de notre pensée. Nous uploads/Philosophie/ petev-1994-jugement-juridique-et-jugement-moral.pdf

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