COLLECTION FOLIO ESSAIS John Dewey Reconstruction en philosophie Préface de Ric
COLLECTION FOLIO ESSAIS John Dewey Reconstruction en philosophie Préface de Richard Rorty Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Di Mascio Gallimard John Dewey (1859-1952) est un des piliers de la tradition philosophique américaine dite « pragmatisme » et fondée par Charles S. Peirce et William James. Au centre de cette tradition, il y a l’enquête, c’est-à-dire la conviction qu’aucune question n’est a priori étrangère à la discussion et à la justification rationnelle. Dewey a porté cette notion d’enquête le plus loin : à ses yeux, il n’y a pas de différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques et moraux et celles qui ont une signification et une portée plus directement cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales dans un esprit d’expérimentation — ce qui tranche considérablement avec la manière dont la philosophie les aborde d’ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie morale, soit les conditions sociales et institutionnelles. Le pragmatisme de Dewey et sa théorie de l’enquête ont mis en évidence cette dernière dimension sociale et institutionnelle et l’ont associée à une conception de la démocratie qui constitue elle-même une face importante de l’enquête et de ses enjeux. Dépassant la distinction habituelle des deux pôles individuel et collectif de la moralité, Dewey reconduit les questions portant sur des valeurs à leur contexte d’interaction : l’expérimentation morale est symétrique et solidaire de l’expérimentation sociale. Dewey, fondamentalement, est un philosophe de la démocratie, plus que James ou Peirce. Il a étendu les conséquences des principes pragmatistes — et en particulier de celui de l’enquête — à la philosophie politique : la démocratie est dès lors affranchie de toute subordination philosophique ou institutionnelle. « La démocratie n’est pas une forme de gouvernement », aimait-il répéter, nul ne saurait donc y voir une figure historique du pouvoir, caractérisée par tel ou tel prédicat idéologique, philosophique ou institutionnel. Au contraire, elle est investie d’une signification normative : elle est à elle-même sa propre norme, en ce qu’elle définit de manière immanente les conditions pragmatiques de l’interlocution, de la discussion rationnelle, et par conséquent de l’enquête comme forme élaborée et socialisée de l’expérience. NOTE DE L’ÉDITEUR John Dewey [1859-1952] est, avec Charles Sanders Peirce [1839-1914], William James [1842-1910] et George Herbert Mead [1863-1931], l’une des figures majeures du pragmatisme, mouvement qui vit le jour autour de 1862, au sein du « Club métaphysique » de Cambridge (Mass), et dont l’influence sur la philosophie et les traditions intellectuelles américaines s’est exercée durant tout le XXe siècle jusqu’à nos jours. Aux États-Unis, une édition des œuvres complètes de Dewey a été entreprise en 1969, sous la responsabilité de Jo Ann Boydston 1. À ce jour, elle compte 28 volumes, qui représentent plusieurs milliers de pages. La remarquable longévité de Dewey n’explique pas, à elle seule, l’exceptionnelle abondance de ses écrits. Parmi les intellectuels américains, Dewey fut de ceux dont l’activité, loin de se limiter à un cadre strictement académique, s’est étendue à un vaste ensemble de questions, de problèmes et de débats étroitement liés à l’histoire intellectuelle, sociale et politique des États-Unis. Comme l’observe très justement Robert B. Westbrook dans le livre qu’il lui a consacré, « Durant toute sa longue carrière, Dewey a développé une philosophie tournée vers l’unité de la théorie et de la pratique, et dont son œuvre offre une illustration par son engagement politique et sa dimension critique […] En faisant de l’expérience humaine, dans toute son étendue, l’objet même de ses recherches, Dewey a abordé les questions centrales qui appartiennent virtuellement à tous les domaines de la philosophie. Dans la mesure où il considérait que son rôle le plus important, comme philosophe, consistait à “clarifier les idées qui entrent dans les disputes sociales et morales”, il a donné à sa philosophie une portée directe sur les problèmes concrets qui affectaient à ses yeux la société américaine. 2 » En Europe continentale, malgré une incontestable notoriété qui a dépassé les seules frontières de l’Amérique, l’audience de Dewey est restée relativement limitée, particulièrement en France 3. Alors que l’œuvre de William James y avait été accueillie avec un intérêt affirmé, la philosophie de Dewey a partagé avec celle de Peirce le triste privilège d’être ignorée de la plupart des auteurs qui ont marqué la philosophie française pendant une grande partie du XXe siècle 4. Les raisons susceptibles d’expliquer cet état de choses sont nombreuses et passablement complexes. Sur le seul plan philosophique et intellectuel, elles tiennent en partie à un germano-tropisme qu’on peut tenir pour caractéristique et influent, autant qu’aux soupçons qu’ont fait peser sur le pragmatisme tous ceux qui tendaient à y voir une émanation de la civilisation américaine et de ce qu’ils détestaient en elle. D’un point de vue plus spécifiquement idéologique et politique, toutefois, ces raisons plongent dans un mélange d’attitudes et de convictions étroitement liées à l’importance du marxisme dans notre histoire, au rôle du communisme, voire à certaines particularités de l’idéologie française de la droite. Sans vouloir le moins du monde exagérer l’importance des motifs qui ont ainsi conduit à ignorer un courant majeur de la pensée du XIXe et du XXe siècle, et sans davantage en surestimer les effets, il est permis de penser à ce que nous aurions pu y trouver pour contrebalancer les excès politiques et intellectuels qui auront été notre lot, pour ne rien dire de la démission et des incertitudes qui, nos illusions passées, ont fini par succéder aux engagements d’hier. Il est cependant possible que le moment soit venu de lire Dewey, avec quelque chance de mieux le comprendre, tout en nous permettant de mieux nous comprendre nous-mêmes. L’intérêt et la force qui s’attachent à son œuvre, son potentiel critique, les éclairages qu’on y trouve sur nos habitudes intellectuelles ou sur le fonctionnement et les fins de la démocratie devraient y contribuer. JEAN-PIERRE COMETTI Avril 2002 1. John Dewey, The Early Works, 1882-1898, 5 vol., 1969-1972 ; The Middle Works, 1899-1924, 15 vol., 1976-1983 ; The Later Works, 1925-1953, 8 vol., 1981-, Southern Illinois University Press. 2. R. Westbrook, John Dewey and American Democracy, New York, Cornell University Press, 1991. 3. Les discussions qui ont opposé Dewey à Russell témoignent de cette notoriété. Voir, par exemple, B. Russell, Signification et vérité, trad., P. Devaux, Flammarion, 1969, ou Essais philosophiques, trad. J.-P. Cometti et F. Clémentz, PUF, 1996. En France, en revanche, les idées que discutait Russell sont pratiquement restées sans écho. Seul Gérard Deledalle, à qui l’on doit les premiers travaux qui ont été consacrés à Dewey et au pragmatisme, et à qui l’on doit aussi les seules traductions de Dewey dont nous disposions à ce jour, a su en apprécier l’importance. 4. La plupart des œuvres majeures de William James ont été traduites au début du XX e siècle. De Peirce, on ne disposait, jusqu’à une période récente, que des Textes anti- cartésiens, trad. J. Chenu, Aubier, 1984, et des Écrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Le Seuil, 1978. Une édition des œuvres est désormais en cours de parution aux éditions du Cerf, sous la direction de Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud. PRÉFACE DE RICHARD RORTY Si vous ne deviez lire qu’un seul livre de John Dewey, lisez Reconstruction en philosophie. Ce livre a été écrit alors que Dewey était au sommet de son art ; il regroupe la plupart de ses idées les plus importantes. Lorsque vous l’aurez lu, vous serez tout à fait à même de décider si oui ou non vous voulez aller plus loin dans votre lecture de Dewey. Si ce livre vous exaspère, il est probable que la lecture de Experience and Nature, The Quest for Certainty ou Democracy and Education ne vous sera pas d’un grand profit. Par contre, si ce livre vous intrigue, peut-être voudrez-vous en savoir plus. Il existe d’excellents livres récents sur la vie et l’œuvre de Dewey qui replacent Reconstruction dans son contexte historique et expliquent pourquoi il a été au centre de la vie politique et intellectuelle aux États-Unis pendant la première moitié du XXe siècle. Ils permettent de comprendre comment ses écrits philosophiques proprement dits s’articulent par rapport à ses nombreuses contributions au débat politique 1. Comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, Reconstruction est plus polémique que la plupart des écrits de Dewey. Il n’en est que plus intéressant. D’ordinaire, Dewey observait une retenue et une réserve quelque peu excessives. Mais dans ce livre, il laisse libre cours à son irritation : certains de ses collègues professeurs de philosophie l’agacent et il le dit avec force et véhémence. Dewey pensait que ceux-ci faisaient trop souvent passer les besoins de leur discipline avant les besoins de la communauté au sens large : les philosophes professionnels ont notamment besoin d’avoir des « problèmes spécifiquement philosophiques » à résoudre… Dewey quant à lui ne voyait pas trop l’intérêt de la production philosophique si elle ne rejoignait pas des questions socio-politiques. Dans l’introduction de 1948 écrite à l’occasion d’une réédition de son livre, Dewey écrit : « Chez les philosophes d’aujourd’hui, on ne croit pas vraiment que la philosophie ait quelque uploads/Philosophie/ reconstruction-en-philosophie-by-john-dewey-dewey-john.pdf
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- Publié le Jui 01, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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