1 La philosophie n'est-elle qu'occidentale ? Eric Delassus Notre propos ne cons

1 La philosophie n'est-elle qu'occidentale ? Eric Delassus Notre propos ne consistera pas à prétendre apporter une réponse définitive à une question aussi difficile qui nécessiterait des investigations et des développements dépassant le cadre d'un simple article. Il s'agit plutôt de dégager des perspectives de travail afin de remettre en cause ce préjugé philosophique que souligne Roger Pol Droit dans son livre L'oubli de l'Inde1, selon lequel il n'y aurait de philosophie qu'occidentale. Il convient également de préciser que notre propos ne portera que sur la pensée orientale originaire d'Inde, nos connaissances concernant la pensée chinoise ou japonaise étant trop limitées. Une doxa philosophique, celle enseignée dans de nombreux manuels s'adressant aux lycéens aux étudiants de faculté prétend que la philosophie est par essence occidentale et qu'il est impropre de parler de philosophie orientale. C'est par exemple ce qu'écrit M. Gourinat dans son ouvrage, remarquable au demeurant, De la Philosophie2 : « On baptise aujourd'hui à tort et à travers " philosophie indienne" ou "philosophie chinoise" les vieilles sagesses indienne ou chinoise, ou "philosophie tragique" le sentiment pessimiste de la vie, qui dans la sagesse grecque a précédé l'apparition de la philosophie. » Le premier argument qui pourrait en effet aller dans ce sens et défendre cette thèse serait l'argument étymologique, en effet , comme chacun le sait la philosophie désigne l'amour de la Sophia, c'est-à- dire de la sagesse comprise au sens de science, savoir ou connaissance plutôt qu'au sens de vertu morale3. Cependant un attachement excessif à l'étymologie conduit à confondre le mot et la chose et interdit de concevoir toute possibilité d'envisager l'apparition d'un type de pensée comparable à la philosophie grecque dans une autre région du monde. Le second argument, qui est celui de M. Gourinat s'attache plus à la signification du terme de sagesse qui en français peut désigner aussi bien la connaissance que la vertu morale ; les pensées originaires de l'Orient ne seraient donc que des sagesses pratiques, des doctrines indiquant comment se conduire et agir sans pour autant être animées par le désir de la connaissance en elle-même et pour elle-même. « La "Sophie" désigne au contraire un savoir essentiellement abstrait qui n'a avec la conduite pratique de la vie quotidienne qu'un rapport tout à fait lointain et indirect. »4 Nous retrouvons ici la conception de la philosophie issue de ce qu'affirme Aristote dans La Métaphysique : « Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. »5 La philosophie de ce point de vue serait donc une pure entreprise ayant pour seul but elle-même et 1 Roger Pol Droit. L'oubli de l'Inde, 1989 PUF- Publié également dans le Livre de Poche, collec. Biblio essais N° 4150. 2 Michel Gourinat.De la Philosophie, T.1, chap. 4, p. 186; 4° éd. 1982. Hachette. 3 CF. André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie : « D'après la tradition la plus répandue (...), on appelait sophoî, jusqu'à Pythagore, ceux qui s'occupaient de connaître les choses divines et humaines, les origines et les causes de tous les faits. » 4 Michel Gourinat, ibid. 5 Aristote, Métaphysique , A, 2, 982b 10, trad. J. Tricot. Vrin. 2 se fixant comme horizon la contemplation du vrai. « Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »6 Mais précisément cette conception purement intellectuelle de la philosophie pose problème chez Aristote lui- même si l'on compare l'idéal de vie préconisé dans La Métaphysique , à celui, peut-être plus complexe qui se dégage de l''Ethique à Nicomaque. D'autre part si nous étudions l'histoire de la philosophie occidentale en commençant par les courants issus de sa terre natale, la Grèce, nous pouvons remarquer que tous n'ont pas pour seule fin la connaissance pure, sans que pour autant la philosophie soit rabaissée au niveau d'une discipline servile, devant se soumettre à autre chose qu'elle-même. Si l'on se réfère à Platon, il semble à la lecture de dialogues comme le Gorgias, le Mènon ou le Phèdon et bien entendu de La République, que le souci de la vertu dans la vie pratique, du sens de l'action et de la vie n'est pas étranger à la connaissance et qu'il leur est même intimement lié. Les mêmes remarques pourraient d'ailleurs être énoncées à propos de systèmes comme l'Epicurisme ou le Stoïcisme qui sur certains points manifestent certaines similitudes, lointaines peut-être, car il faut parler ici avec prudence, avec certaines formes de conduites idéales proposées par le bouddhisme par exemple. Les mêmes remarques pourraient être formulées à propos de philosophies plus modernes comme par exemple celle de Spinoza dont l'ouvrage principale qui, bien que traitant de métaphysique, s'intitule L'Ethique. Ainsi l'argument selon lequel la sagesse pratique serait étrangère à la philosophie semble fort discutable. Qu'en est-il maintenant de l'argument selon lequel la pensée orientale serait étrangère à tout souci de recherche, de remise en question dans le but de connaître la vérité pour elle-même ? Cette approche de la pensée orientale et principalement indienne semble reposer plus sur une caricature issue de l'image que les médias transmettent de la culture de cette région du monde, que sur une véritable connaissance de la pensée et des textes qui constituent la pensée de cette civilisation. Il suffit donc, pour montrer le caractère discutable de cette approche, de citer quelques extraits anciens appartenant à la tradition indienne et n'ayant rien à envier, quant à la démarche problématique, à la rigueur dialectique et au souci de connaissance et de vérité, aux textes des auteurs antiques occidentaux. Ainsi R. P. Droit présente dans l'ouvrage déjà cité un texte du chapitre XIX de la Prasannapadâ (le commentaire limpide), écrit par le penseur bouddhiste Candrakirti et ayant pour titre Réfutation de l'existence du temps77. Il serait trop long de citer intégralement cet auteur du VII° siècle après J.C., mais quelques phrases suffiront à rendre le caractère philosophique de cet écrit rédigé d'ailleurs sous forme de dialogue. « Réponse: -La nature propre des choses grâce à laquelle nous parlons de trois temps, existerait si, comme vous le pensez, les trois temps existaient. Mais il n'en est rien. Le Maître le prouve en disant: "Si le présent et l'avenir existait en ce monde, ce ne pourrait être qu'en relation avec le passé ou indépendamment de lui. Or s'il était prouvé que présent et avenir existent en relation avec le passé, ils existeraient nécessairement déjà nécessairement dans le passé. Car une chose ne peut être en relation avec une autre chose si elle n'y existe déjà, comme par exemple pour cette raison il n'y a pas de relation entre une femme stérile et son fils. »8 Ce n'est pas le lieu ici de commenter ce texte mais une approche, même superficielle de sa forme et 6 id, ibid. 7 CF R.P. Droit. L'oubli de l'Inde, chap. 2 8 Crandrakirti, Prasannapadâ, J.W. de Jong, Cinq chapitres de la prasannapadâ, Paris, Geuthner, 1949, pp. 37.39; cité par R.P; Droit; opus cité, chap. 2. pp. 52.53. 3 de son contenu autorise à penser que les préoccupations ici exprimées ne sont pas étrangères à celles des philosophes occidentaux. Un autre texte peut également être convoqué à la barre des témoins; également rédigé sous forme de dialogue il présent l'intérêt de manifester la rencontre des deux cultures (Grecque et indienne). Il s'agit en effet du Milindapanha, Questions de Milinda qui se présente comme un entretien entre le roi Milinda (qui n'est autre que le prince grec Ménandre qui conquit le nord de l'Inde au 1° siècle avant J.C.) et le moine bouddhiste Nâgasénâ . Comme le souligne Pierre Crépon, « Il s'agit d'une sorte de manuel présentant les idées fondamentales du bouddhisme, destiné à l'origine aux grecs installés dans le nord-ouest de l'Inde. »9 Quelques extraits de ce texte permettent également de montrer la parenté intellectuelle qui rend possible le dialogue entre les deux cultures, les deux traditions dans la recherche de la vérité et de la sagesse. Ainsi ce passage pose assez clairement un problème traditionnel de la philosophie, celui de la réalité ou du caractère illusoire de la subjectivité : le Moi est-il réel ou illusoire ? « Le roi visitant Nâgasénâ lui demanda: " Comment te désigne-t-on, ô révérend, quel est ton nom ? " " Je m'appelle Nâgasénâ, ô roi, c'est en m'appelant ainsi que l'on s'adresse à moi. Les parents donnent un nom à leurs enfants, mais ce nom - Nâgasénâ ou n'importe quel autre - n'est qu'une désignation généralement employée, un mot sur lequel on s'accorde pour désigner quelqu'un. D'ego permanent enveloppé dans les phénomènes il n'en existe pas. " »10.10 Il faudrait bien entendu continuer la lecture de ce dialogue pour saisir toute la subtilité et la rigueur de uploads/Philosophie/ phiocc-pdf 1 .pdf

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