Revue Philosophique de Louvain Paul Ricœur, lecteur de Jean Nabert Jean-Philipp
Revue Philosophique de Louvain Paul Ricœur, lecteur de Jean Nabert Jean-Philippe Pierron Citer ce document / Cite this document : Pierron Jean-Philippe. Paul Ricœur, lecteur de Jean Nabert. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 108, n°2, 2010. pp. 335-359; doi : 10.2143/RPL.108.2.2051636 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2010_num_108_2_8127 Fichier pdf généré le 07/06/2019 Abstract While the links between the work of Paul Ricoeur and the hermeneutical and phenomenological tradition have been established and are recognised, and likewise his controversy with analytic thought, his philosophical relationship with the reflexive thought of Jean Nabert, on the other hand, remains relatively unexplored. Hence the aim of this article is to bring to light the active role that reflexive philosophy may have played in the work of the philosopher. Our hypothesis is that throughout his philosophical itinerary Ricoeur found in the thought of Nabert a general matrix, thanks to which he was able to maintain the self of reflection. Setting out from this matrix he was able to apply his hermeneutical attention to the mediations, thanks to which the self can understand itself better, without dissolving itself in them. It is reflexive philosophy that legitimises a positing of the self irreducible either to Cartesian exaltation or to Nietzschean annihilation. But it must also be noted that it explores an expression of self, the meaning of which Ricoeur adapted due to the privilege he accords to the paradigm of the text (transl. by J. Dudley). Résumé Si les liens que le travail de Paul Ricœur a entretenu avec la tradition herméneutique et la phénoménologie sont bien identifiés et reconnus, de même que la controverse avec la pensée analytique, la filiation philosophique avec la pensée réflexive de Jean Nabert demeure, par contre, encore peu explorée. L’ambition de cet article est donc de mettre au jour la part active qu’a pu jouer la philosophie réflexive dans l’œuvre du philosophe. Notre hypothèse est que, tout au long de son parcours philosophique, Ricœur a trouvé dans la pensée de Nabert une matrice générale grâce à laquelle maintenir le soi de la réflexion. Il a pu, à partir de là, déployer son attention herméneutique aux médiations grâce auxquelles le soi peut se mieux comprendre, sans s’y dissoudre. C’est la philosophie réflexive qui légitime une position du soi irréductible à l’exaltation cartésienne, ou à son anéantissement nietzschéen. Mais il faut noter également qu’elle explore une expression de soi dont Ricœur a infléchi la signification en raison du privilège qu’il accorde au paradigme du texte. Paul Ricœur, lecteur de Jean Nabert Paul Ricœur présente son arbre généalogique philosophique comme suit: «J’aimerais caractériser la tradition philosophique dont je me réclame par trois traits: elle est dans la ligne d’une philosophie réflexive; elle demeure dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne; elle veut être une variante herméneutique de cette phénoménologie» (Ricœur P., TA, p. 25). Une telle reprise de son itinéraire philosophique explicite d’entrée combien Ricœur se situe en situation de dette à l’égard de la philosophie réflexive de Jean Nabert (1881-1960). Pourtant il est plus aisé d’identifier ses liens avec la phénoménologie ou avec la tradition herméneutique, qu’avec la pensée réflexive, pourtant d’une influence constante dans son itinéraire intellectuel. Nous nous proposons ici de préciser la place qu’occupe la philo¬ sophie réflexive dans l’économie générale d’une pensée se définissant comme l’herméneutique d’un soi qui se déchiffre devant le texte de ses œuvres et du monde, «une herméneutique caractérisée par le statut indi¬ rect de la position de soi» (Ricœur P., SA, p. 28). Si la part herméneuti¬ que du travail de Ricœur, ainsi que la controverse avec la pensée analy¬ tique semblent avoir occulté la part active qu’a pu jouer la pensée réflexive dans son œuvre, notre hypothèse est que, tout au long de son parcours philosophique, Ricœur a trouvé dans la pensée de Nabert une matrice générale grâce à laquelle maintenir le soi de la réflexion1. A par¬ tir de celle-ci, il a pu déployer son attention herméneutique aux média¬ tions permettant au soi de se mieux comprendre, sans s’y dissoudre. En effet, le soi, pour Nabert est habité par un désir d’être. Il s’agit, dans la réflexion, de le ressaisir dans ses manifestations historiques, l’éthique étant pour cela privilégiée en ce qu’elle «désigne l’histoire sensée de notre effort pour exister, de notre désir d’être» (Ricœur P., Préface à EE, p. 9). À la différence des philosophies de Γ autoposition du soi, Ricœur aurait découvert, avec la méthode réflexive, de quoi élaborer une philosophie 1 Voir sur ce point l’utile recueil d’articles consacrés aux penseurs de l’existence liés à la tradition réflexive, dont Jean Nabert est le représentant le plus important en France: Lectures 2. Revue Philosophique de Louvain 108(2), 335-359. doi: 10. 2143/RPL.108. 2. 2051636 © 2010 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. 336 Jean-Philippe Pierron de la déposition de soi, au sens d’un dépôt de soi dans des œuvres ou des actions. Ici se trouverait l’origine du fossé séparant la phénoménologie herméneutique du soi et les philosophies du cogito. Assez remarquable¬ ment, la réflexion sur le soi est revenue en force dans le chapitre inaugu¬ ral de Soi-même comme un autre. Y refusant le cogito exalté cartésien, comme le cogito humilié nietzschéen, le soi ne s’y donne pas dans une intuition intellectuelle, mais est conçu comme s’explicitant dans ses actes et ses œuvres, sans s’y perdre pour autant. Est ainsi retrouvée la puis¬ sance du thème réflexif hérité de Jean Nabert. Pour ce dernier, attaché au moment du désir constitutif de notre être, le désir d’être n’opère une reprise de soi que dans et par la médiation des actes avec lesquels le soi ne parvient pourtant guère à s’égaler à soi. Dans la médiation des œuvres et des actes, quelque chose se donne à penser, cette donation n’étant pas une totalisation. Il y aura donc herméneutique de soi parce qu’il n’y a pas transparence de soi à soi, mais possibilité de l’équivoque et de l’inadé¬ quation entre le soi et ses expressions. En ce sens, l’herméneutique de soi, comprise comme l’héritière de l’analyse de Nabert fait partie de ces philosophies de l’expression qui depuis le xvme siècle ont déplacé le problème de l’expression du rapport signe/chose, vers le rapport signe/ sujet. Ce mouvement de révélation-occultation, Ricœur veut l’élucider à partir de ce qu’il a lui-même appelé la dialectique de «l’acte et du signe» propre à l’analyse réflexive. Ricœur aurait-il trouvé dans la méthode réflexive, une méthode adaptée articulant son attachement à l’existence personnelle et son goût pour le système, la réflexion n’étant jamais une totalisation, ni la régression une synthèse? Dans la ligne de Nabert, la méthode Ricœur n’est-elle pas celle d’une dialectique à synthèse ajour¬ née, dont l’originalité consisterait à chercher dans l’imagination, un troi¬ sième terme médiatisant la conscience empirique et le désir d’être attesté dans l’affirmation originaire? I. La philosophie réflexive dans l’économie de la pensée de Ricœur Rares sont les philosophes que Paul Ricœur considère comme ses maîtres. Avec Husserl et Marcel, Jean Nabert est de ceux là. Jamais révérence, la référence à la philosophie de Jean Nabert est une basse continue. Elle sous-tend une enquête philosophique portant sur le statut du cogito, du soi, de l’identité personnelle. Les idées nabertiennes d’une causalité de la conscience, du désir d’être attesté dans une affirmation Paul Ricœur, lecteur de Jean Nabert 337 originaire, seront ainsi reconfigurées dans le concept d’identité narrative propre à l’herméneutique de soi. Dans une reconnaissance de dette de l’herméneute à l’égard du penseur de la réflexion, Ricœur dira aimer citer cette formule magnifique «le moi se donnant le moyen de s’épeler lui-même dans le texte qu’il trace de ses propres actions» (Nabert J., EE, p. 77). La place faite à l’herméneutique du soi et à la voie longue des médiations n’occulte donc pas ce qu’a eu d’inaugural, pour le philosophe, l’impéra¬ tif réflexif d’une reprise de l’affirmation originaire exprimée dans ses œuvres. Les points de contacts entre la ligne de la philosophie réflexive et l’herméneutique ont une telle consistance que Xavier Tilliette écrivait déjà, en 1961, à propos de Finitude et culpabilité : «Remplacez moi par conscience, injustifiable par faute et discernement par aveu, vous avez le thème centrale des méditations de Ricœur. La conscience fait l’aveu de la Faute qui est sienne» (Tilliette X., 1961, p. 577). Toutefois, compte tenu de la critique dont la philosophie réflexive a fait l’objet, la référence constante de Ricœur à son égard surprendra. En effet, quelle part peut jouer la réflexion au sein d’une philosophie qui travaille à une herméneutique de la subjectivité, pensant le «connais-toi toi-même» comme un patient déchiffrement de soi dans et à partir du monde compris comme un texte? La philosophie réflexive n’est-elle pas suspecte d’enfermer la conscience en elle-même, dans l’assurance inti¬ miste d’une autoposition de soi? Ce grand enfermement idéaliste, dont Descartes reste la figure inaugurale, aurait pour principal défaut d’empê¬ cher une attention véritable au monde tel qu’il est donné, ainsi qu’à autrui. Telle est la critique qu’en fait Maurice Merleau-Ponty. «L’analyse réflexive, à partir de notre expérience du monde, remonte au uploads/Philosophie/ phlou-0035-3841-2010-num-108-2-8127.pdf
Documents similaires










-
42
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 15, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.8623MB