L'HUMAIN EN PHILOSOPHIE : LA PARENTHÈSE DE LA CULPABILITÉ Laurent Fedi Vrin | «
L'HUMAIN EN PHILOSOPHIE : LA PARENTHÈSE DE LA CULPABILITÉ Laurent Fedi Vrin | « Le Philosophoire » 2004/2 n° 23 | pages 134 à 148 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2004-2-page-134.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Pour eux, l®homme était l®animal le plus universel, le plus conforme à l®univers. Leur anthropologie dépendait d®une cosmologie. Ils se préoccupaient bien plus de ce qu®il y a en l®homme Y®animal ou de divin. La part de l®humain ne donnait pas lieu à une spécification autre que pratique, axée sur la maîtrise de soi et l®art politique. ®homme empirique était de toute façon pour eux un composé, un mélange à proportions variables d®un et de multiple, de corps et de psychisme, d®agir et de pâtir, d®être et de non-être. Depuis quelques temps, nous sommes passés de l®autre côté, nous entrons pas à pas dans l®ère du posthumain. La question « qu®y a-t-il d®humain dans l®homme ? », qui était redevenue problématique dans le matérialisme de Diderot et l®évolutionnisme de Darwin, semble se vider de tout contenu au contact de la génétique et de la sociobiologie. Le progrès des connaissances a multiplié les zones d®indiscernabilité. Sauf à considérer la domination effective des êtres humains sur les autres espèces (dont Auguste Comte pensait qu®elle avait amputé les animaux supérieurs d®une possible histoire), ®homme ne forme pas un empire dans un empire, ou plutôt, au moment où il paraît sur le point de réaliser cette ambition, la possibilité technique de modifier le génome ouvre la voie (malgré l®interdiction actuelle) à un bouleversement du type humain qui, à la limite, consacre sa disparition. Quoi qu®il en soit, la catégorie de l®humain ne sert plus actuellement qu®à désigner de façon approximative un ensemble de phénomènes (d®organisation, de conduite, d®adaptation, de résistance) dont la stabilité n®est que transitoire. Les mutations qui annoncent notre entrée dans le posthumain vont nous forcer à nous redéfinir peu à peu à l®aide de critères locaux et en fonction de situations concrètes mettant en jeu les nouvelles formes de vie et leur réceptacle technoscientifique. L © Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209) © Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209) L’humain en philosophie 135 A la question « qu®y a-t-il d®humain dans l®homme ? », la philosophie la plus orthodoxe, celle qui s®enseigne dans les lycées et les universités, a néanmoins une réponse : la liberté, la raison, le langage, la conscience, ®intersubjectivité. Ces concepts ont un point commun, ils servent à définir différents aspects de la culpabilité. L®humain est la catégorie par laquelle ®homme se spécifie "classiquement" en tant qu®être coupable. Le judéo- christianisme et ses prolongements modernes, l®éthique rationaliste, les droits de l®homme, la psychanalyse même, ont été les vecteurs historiques de cette identité substantielle. Fils d®Adam, sujet libre et "responsable", sujet démocratique soumis au "devoir de mémoire", l®homme occidental ne connaît pas pour lui-même la présomption d®innocence. La pensée anthropologique, psychanalytique ou aussi bien morale et métaphysique, place l®humain au centre, et au centre de l®humain, la faute : péché originel (Saint Augustin), appropriation privée (Rousseau), mal radical (Kant), meurtre du père (Freud), responsabilité collective diffuse dans l®oppression des minorités (idéologie actuelle des droits de l®homme), etc. Si notre hypothèse est juste, la sortie de ®humain i la pensée du posthumain i doit s®accompagner d®un déni de culpabilité ou d®une déculpabilisation. Cette corrélation se vérifie, pensons- nous, entre autres chez Diderot, Nietzsche et Heidegger, trois philosophes "rebelles" chez qui le rejet de l®obédience théologico-métaphysique i rejet caractéristique de l®apparition en Occident de nouvelles normativités i conduit à la dissolution du paradigme humain dans des mutants philosophiques (l®homme-clavecin, le surhomme, le berger de l®être). Quelque chose des bêtes et des dieux +®il est vrai que les représentations de nos plus lointains ancêtres demeurent pour nous une énigme, nous pouvons, à défaut de certitudes, former des conjectures. Comte décrivait le régime mental le plus ancien comme une projection du dedans sur le dehors. Le fétichisme, sorte « d®hallucination permanente et commune » 1, consiste à « transporter au dehors ce sentiment d®existence dont nous sommes intérieurement pénétrés » 2, ou à « transporter partout le type humain, en assimilant tous les phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes » 3. ®évolution collective étant homologue au développement d®un individu, les fétichistes ressemblent à des enfants qui animent tout ce qu®ils voient. Ainsi les Africains confondent-ils "l®activité" et "la vie" et adorent-ils « les matériaux au lieu des produits » 4. S®ils sont aptes à passer sans transition au positivisme i n®ayant été atteints ni par les fictions surnaturelles ni par les abstractions 1 A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e Leçon. Paris, Hermann, 1975, vol. II, p. 255. 2 Ibid., p. 248. 3 A. Comte, Discours sur l’esprit positif, § 3. 4 A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 256. © Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209) © Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209) L’Humain 136 métaphysiques i il leur faudra pour cela se réfléchir comme agents et se convertir à ce qui a un sens humain. Même si l®humain est chez eux vécu plutôt que pensé, comme le soutiendra Lévy-Bruhl, la prévalence de l®élément affectif, ailleurs incarné par la femme, prédispose cette population au bouclage téléologique que doit accomplir la "religion positive", c®est-à-dire la "religion de l®Humanité". L®humain n®est pas encore une norme là où il ´®applique à tout, mais il suffira d®une inversion de point de vue pour accomplir le recentrage final. Cette théorie, considérée comme une hypothèse heuristique, permet de comprendre que le principal obstacle à une pensée de ®humain ait pu être la généralisation immédiate du modèle humain lui-même. ®objectivation de soi n®a dû émerger qu®au terme d®une séparation absolue avec le monde. D®une telle séparation, les cosmogonies archaïques ne donnent encore qu®une vague idée. Peter Sloterdijk est même plutôt d®avis que, dans leur fascination ambivalente pour les portails et les bulles aqueuses, celles-ci interprètent le monde comme un giron maternel 5. Quoi qu®il en soit, nous voudrions suggérer que les Grecs eux- mêmes i inventeurs, dira-t-on, de l®anthropologie i n®étaient pas à la recherche de ce qui est humain en l®homme. La première préoccupation de celui qui aspire à la sagesse étant de gouverner sa vie de la meilleure façon possible, la question n®était pas tant de savoir ce qui est spécifiquement humain, que de découvrir comment se débarrasser des déterminations qui, dans la praxis, nous empêchent d®accéder au divin. Ces déterminations, qu®il ´®agit alors d®inventorier et d®analyser, ne délimitent pas le propre de ®homme, mais se fondent dans une topologie générale du monde où prennent place le sensible et l®intelligible, l®un et le multiple, le corporel et le psychique, l®être et le non-être, le dépendant et l®indépendant, etc. ®homme est l®animal qui se mesure au divin pour autant qu®il y participe, fût-ce sous la forme d®un équilibre fonctionnel produit par adjonctions successives sans plan préconçu, comme dans le bricolage que nous expose le mythe de Protagoras, où, pour justifier la convention, la suite des compensations instrumentales déjoue toute clôture en une essence 6. Le thème de l®animal sans attribut, sans organe spécialisé, est repris comme on sait par Aristote 7. La main, organe universel, tient indirectement à la divinité 5 P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert / Fayard, 2002, p. 298 sqq. 6 L’énoncé relativiste selon lequel « l’homme est la mesure de toutes choses », que l’on pourrait prendre à première vue pour une thèse sur l’humain, signifie que les choses utiles auxquelles un tel ou un tel a affaire (les pragmata), se présentent différemment selon les individus qui les manipulent. Comme l’explique Hegel, la formule ne concerne pas « la raison consciente de soi dans l’homme, l’homme dans sa nature rationnelle et sa substantialité universelle », uploads/Philosophie/ phoir-023-0134.pdf
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- Publié le Mai 30, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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