0 La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot Daniel DESROCHES _________

0 La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot Daniel DESROCHES ______________________________________________________________________ Pour citer cet article : DESROCHES, D., La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot, Encyclopédie de lʼAgora, Grandes questions, Dossier thématique, première version : juillet 2011, 1-28. ______________________________________________________________________ La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur au Québec. La reproduction doit obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de lʼEncyclopédie, l'auteur de lʼarticle et la référence complète du document. Il doit être précisé ici que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot Daniel DESROCHES 1 Je veux dire, donc, que le discours philosophique doit être compris dans la perspective du mode de vie dont il est à la fois le moyen et l'expression et, en conséquence, que la philosophie est bien avant tout une manière de vivre, mais qui est étroitement liée au discours philosophique. HADOT, Qu'est-ce que la philosophie antique ? 19 On conçoit souvent la philosophie comme la discussion de textes savants, comme l'élaboration de systèmes ou de doctrines abstraites, bref comme une succession de conceptions théoriques. Pourtant, lʼexamen attentif des textes anciens par lʼhelléniste Pierre Hadot (1922-2010) a bien montré que la signification première de la philosophie antique réside dans un choix de vie formé dʼexercices, c'est-à-dire dans la pratique dʼun mode de vie. Si la découverte récente de la vie philosophique par Hadot a donné lieu à un nouveau regard sur la philosophie antique en France et à lʼétranger, il est maintenant permis de penser quʼelle préfigure peut-être un mouvement philosophique plus profond. Cet article présente la philosophie comme mode de vie en considérant : 1) lʼorigine de cette expression dans les travaux de Hadot; 2) les trois dimensions dʼ«une philosophie comme mode de vie»; 3) la philosophie comme mode de vie dans les écoles antiques; 4) lʼappropriation des exercices spirituels par le christianisme selon les recherches de Hadot; 5) le prolongement des exercices antiques dans la vie philosophique moderne et 6) le défi dʼactualiser la philosophie comme mode de vie à partir de l'approche de Hadot. Lʼorigine de cette expression et les méprises fréquentes Lʼexpression «philosophie comme mode de vie» paraît très récente. En français, il nʼest pas certain quʼon la retrouve avant son emploi comme sous-titre de la seconde partie du livre Quʼest-ce que la philosophie antique?, un livre publié par Pierre Hadot en 19952. En anglais, la formule «philosophy as a way of life» est utilisée la même année comme titre de la traduction partielle3 du recueil intitulé Exercices spirituels et philosophie antique4. Or lʼidée maîtresse de lʼhelléniste Hadot, selon laquelle la philosophie antique consistait dans le choix dʼun «mode de vie», sʼatteste à partir de la leçon inaugurale prononcée au Collège de France en 19835. Cependant, la redécouverte du phénomène général de la «philosophie comme manière de vivre», selon le titre donné aux entretiens accordés par Hadot en 20016, est antérieure à cette période. Si on laisse en plan lʼintérêt de jeunesse que portait Hadot à la mystique7, lʼétude de la philosophie comme discipline spirituelle remonterait à un article portant sur lʼexercice de la physique chez Marc Aurèle en 19728, un article qui fut intégré, en 1981, au recueil Exercices spirituels et philosophie antique. Ajoutons enfin que durant lʼintervalle, notamment à partir du livre de son épouse et de ses entretiens avec elle, Hadot rédigeait un article liminaire intitulé «Exercices spirituels» qui paraissait dans la «Ve section» de lʼAnnuaire de lʼÉcole pratique des hautes études9. 2 Enfin, la redécouverte de lʼimportance des exercices spirituels en philosophie antique revient probablement à lʼhelléniste allemand Paul Rabbow qui, au début du XXe siècle, sʼintéressait déjà à la conduite de lʼâme chez les Grecs anciens. Cependant, cʼest dans son Seelenführung: Methodik der Exerzitien in der Antike, paru à Munich en 195410, quʼil démontre que les exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola11 trouvent leur source dans la tradition antique. Si la lecture de Rabbow exerça une influence très profonde sur Pierre Hadot, il ne faudrait pas méconnaître le fait que la thèse de son épouse Ilsetraut Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, éditée à Berlin en 196912, sʼinscrivait déjà dans le même type de préoccupation. Avant de présenter la philosophie comme mode de vie, il faut écarter quatre méprises fréquentes. Dʼabord, lʼexpression ne renvoie à aucun courant de pensée en particulier : la philosophie comme mode de vie décrit ce qui appartient à tous. Elle désigne ainsi le phénomène culturel complexe à la source de ce que nous appelons la «philosophie». De ce point de vue, toutefois, la formule devient tautologique et presque insignifiante. En effet, lʼidée dʼun mode de vie ajoute peu à la signification première du mot philosophie, car la philosophie antique sʼest dʼabord comprise comme une manière de vivre, à savoir comme une vie orientée vers la sophia. Cʼest dʼailleurs pourquoi on ne peut utiliser cette expression aujourdʼhui que dans une culture pour laquelle le «discours philosophique» est devenu «autonome», un discours souvent confondu avec la philosophie elle-même. Dans ce cas, lʼexpression signifie quʼil existe une approche en philosophie qui accorde la primauté à la vie philosophique par rapport au discours sur la philosophie. Pourtant, il nʼy a pas lieu dʼopposer radicalement le discours philosophique et le mode de vie, car «la philosophie est bien avant tout une manière de vivre, rappelait Hadot, mais qui est étroitement liée au discours philosophique»13. Toutefois, comme il lʼaffirmait ailleurs, il y a bien une rupture entre les deux ordres : «Vivre réellement en philosophe correspond à un ordre de réalité totalement différent de celui du discours philosophique.»14 Ensuite, il ne faut surtout pas confondre la philosophie comme mode de vie avec la «philosophie de la vie» (Bergson) ou la Lebensphilosophie (Nietzsche, Dilthey, Simmel). En effet, le courant vitaliste qui émergea au cours du XIXe siècle ne décrivait pas la vie philosophique mais plutôt les processus biologiques à la source de lʼexpérience vécue. En outre, si la philosophie comme mode de vie bénéficie dʼun ancrage profond dans les exercices spirituels, si son origine est contemporaine des purifications religieuses15 et des pratiques corporelles associées au yoga16, et si, aux premiers siècles, une frange du christianisme intègre à son genre dʼexistence des pratiques antiques, la philosophie comme mode de vie, en tant que telle, nʼest pas assimilable à la religion. En effet, la philosophie comme mode de vie est dʼabord un phénomène de culture grecque qui ne pouvait entrer en concurrence ni avec la religion populaire17 ni avec le christianisme18. Enfin, sʼil a existé une «philosophie cosmique» à lʼépoque de Kant, une «philosophie mondaine», il nʼy a pourtant pas lieu de réduire la philosophie comme mode de vie à une «philosophie populaire»19 qui sʼadresserait à tous, se confondant désormais avec une nouvelle «philosophie de la vie». Si la philosophie comme mode de vie nʼa pas comme projet de rendre la philosophie plus populaire, ce quʼelle décrit peut toutefois lui conférer une certaine popularité auprès de ceux qui aspirent à retrouver la signification première de lʼexpérience philosophique. 3 Les dimensions20 dʼune philosophie comme mode de vie Quʼest-ce quʼune «philosophie comme mode de vie» ? Pour répondre à cette question, il sera utile de distinguer dʼabord les trois grandes dimensions du phénomène complexe que lʼon cherche à décrire. En sʼinspirant librement de lʼintroduction de Quʼest-ce que la philosophie antique ?, on peut dégager trois dimensions propres à la vie philosophique, des traits constitutifs que lʼon retrouvera ensuite dans les grandes écoles antiques, soit le socratisme, le cynisme, le scepticisme, lʼépicurisme et le stoïcisme. Or quelles sont ces trois dimensions constitutives? Premièrement, la philosophie antique se présentait comme un choix de vie, le choix dʼune manière de vivre propre qui constituait une option existentielle parmi dʼautres. Deuxièmement, ce choix de vie sʼincarnait dans une règle de vie formée dʼexercices spirituels, cʼest-à-dire de pratiques personnelles destinées à opérer une transformation de soi. Troisièmement, ce mode de vie se prolongeait par un ensemble de pratiques discursives, cʼest-à-dire par lʼusage de discours en accord avec ce choix préalable; il sʼagissait, le plus souvent, de discours rationnels de justification de lʼoption existentielle choisie et de discours visant lʼappropriation personnelle de la règle de vie. Il faut approfondir ces trois dimensions avant de décrire les principales écoles. 1) Sauf à de rares exceptions, lʼexpérience philosophique débutait dans une école, dans une communauté de vie pour laquelle le choix dʼune manière de vivre exigeait une conversion, un retournement ou un changement de direction21. Si les écoles sʼopposent sur certains points, elles partagent toutes la conviction que la philosophie se reconnaît à un genre dʼexistence radicalement autre. Cʼest ce choix de vie qui distinguait, dʼune part, la vie philosophique uploads/Philosophie/ pierre-hadot-agora-pdf 1 .pdf

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