Gaston Bachelard Le rationalisme appliqué QUADRIGE/ PUF ~ ~)~ ISBN 2 13 039591
Gaston Bachelard Le rationalisme appliqué QUADRIGE/ PUF ~ ~)~ ISBN 2 13 039591 0 ISSN 0291 0489 Dép&t légal - I'° édition : 1949 6• édition: 1986, mars © Presses Universitaires de France, 1949 Bibliothèque de Philosophie contemporaine 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris CHAPITRE PREMIER LA PHILOSOPHIE DIALOGUÉE I En suivant avec attention, c'est-à-dire avec un intérêt pas sionné, l'activité de la Physique contemporaine, on voit s'animer un dialogue philosophique qui a le mérite d'une exceptionnelle précision : le dialogue de l'expérimentateur pourvu d'instruments précis et du mathématicien qui ambitionne d'informer étroite ment l'expérience. Tandis que, trop souvent, dans les polémiques philosophiques, le réaliste et le rationaliste n'arrivent pas à parler d'une même chose, on a la nette et réconfortante impression que, dans le dialogue scientifique, les deux interlocuteurs parlent du même problème. Tandis que dans les congrès de Philosophie, on voit les philosophes échanger des arguments, dans les congrès de Physique, on voit les expérimentateurs et les théoriciens échanger des renseignements. Ne faut-il pas que l'expérimentateur se ren seigne sur l'aspect théorique des données que le mathématicien estime fortement coordonnées, faute de quoi l'expérimentateur, dans ses interprétations, peut être victime de vues personnelles ? Ne faut-il pas aussi que le théoricien se renseigne sur toutes les circonstances de l'[xpérimentation, faute de quoi ses synthèses peuvent demeurer partielles ou simplement abstraites. La Phy sique a donc deux pôles philosophiques. Elle est un véritable champ de pensée qui se spécifie en mathématiques et en expériences et qui s'anime au maximum dans la conjonction des mathéma tiques et de l'expérience. La Physique détermine, comme une éminente synthèse, une mentalité abstraite-concrète. Sans cesse, au cours de cet ouvrage, nous essaierons de caractériser cette mentalité dans sa double action d'abstraction et de concrétisation, sans que jamais ne se brise le trait d'union qu'impose le langage, faute de connaître des principes plus unitaires pour comprendre la réciprocité des dialectiques qui vont sans fin, et dans les deux sens, de l'esprit aux choses. 2 LE RATIONALISME APPLIQUÉ Le contact expérience et mathématiques se développe en une solidarité qui se propage. Quand c'est l'expérimentation qui apporte le premier message d'un phénomène nouveau, le théori cien n'a de cesse de modifier la théorie régnante pour qu'elle puisse assimiler le fait nouveau. Avec cette modification - sans doute tardive - le mathématicien montre que la théorie, un peu assouplie, aurait dû prévoir la nouveauté. Il aime à faire étalage d'une sorte de fécondité récurrente qui est - nous le montrerons - un caractère important du rationalisme, car cette fécondité récurrente constitue le fondement de la mémoire rationnelle. Cette mémoire de la raison, mémoire des idées coordonnées, obéit à de tout autres lois psychologiques que la mémoire empirique. Les idées mises en ordre, les idées réordonnées et coordonnées dans le temps logique, déterminent une véritable émergence de la mémoire. Naturellement, de ce retour après coup, vers les sources de la prévision théorique, personne ne se moque, l'expérimen tateur moins que tout autre. Au contraire, l'expérimentateur se félicite de l'assimilation de sa découverte par les mathématiques. II sait qu'un fait nouveau rattaché à l'aspect moderne de la théorie régnante reçoit les garanties d'une objectivité surveillée en profondeur, la théorie régnante étant un système d'examen expérimental, en action dans les plus clairs cerveaux de l'époque. On a l'impression que le problème est bien vu, du seul fait qu'il aurait pu être prévu. La perspective théorique place le fait expéri mental où il doit être. Si le fait est bien assimilé par la théorie, on n'hésite plus sur la place qu'il doit recevoir dans une pensée. Il ne s'agit plus d'un fait hétéroclite, d'un fait brut. C'est maintenant un fait de culture. Il a un statut rationaliste. C'est désormais le sujet d'un dialogue entre le rationaliste et l'empiriste. Quand c'est le théoricien qui annonce la possibilité d'un nou veau phénomène, l'expérimentateur se penche sur cette perspec tive, si toutefois il la sent dans la ligne de la science moderne. C'est ainsi qu'au début de la mécanique ondulatoire de l'électron, on a cherché un phénomène qui équivaudrait pour l'électron au phénomène de la polarisation de la lumière. Lorsqu'une recherche aussi bien spécifiée reste vaine, elle a quand même un caractère positif pour l'épistémologie puisqu'elle aide à limiter et à préciser les analogies. L'expérience ainsi associée à des vues théoriques n'a rien de commun avec la recherche occasionnelle, avec ces expé riences « pour voir » qui n'ont aucune place dans des sciences for tement constituées comme sont désormais la Physique et la Chimie, dans des sciences aussi où l'instrument est l'intermédiaire nécessaire pour étudier un phénomène vraiment instrumenté, .. . ' -- .. . ... .... . - LA PHILOSOPHIE DIALOGUitE 3 désigné comme un objet d'une phénoménotechnique. Aucun phy sicien ne dépenserait « ses crédits » pour faire construire un ins trument sans destination théorique. En Physique, l'expérience « pour voir » de Claude Bernard n'a pas de sens. Quelle entente tacite règne ainsi dans la cité physicienne ! Comme on en écarte les rêveurs impénitents qui veulent « théo riser » loin des méthodes mathématiques ! Le théoricien doit en effet posséder tout le passé malhémalique de la Physique - autant dire toute la tradition rationaliste de l'expérience. L'expérimen tateur, de son côté, doit connaître tout le présent de la technique. On s'étonnerait d'un physicien qui se servirait, pour faire le vide, de l'ancienne machine pneumatique, fût-elle agrémentée du robinet de Babinet. Modernisme de la réalité technique et tra dition rationaliste de toute théorie mathématique, voilà donc le double idéal de culture qui doit s'affirmer sur tous les thèmes de la pensée scientifique. La coopération philosophique des deux aspects de la science physique - aspect rationnel et aspect technique - peut être résumée dans cette double question : A quelles conditions peut-on rendre raison d'un phénomène précis ? Le mot précis est d'ailleurs essentiel car c'est dans la précision que la raison s'engage. A quelles conditions peut-on apporter des preuves réelles de la validité d'une organisation mathématique de l'expérience physique? Les temps d'une épistémologie qui considérait les mathéma tiques comme un simple moyen d'expression des lois physiques sont passés. Les mathématiques de la Physique sont plus « enga gées ». On ne peut fonder les sciences physiques sans entrer dans le dialogue philosophique du rationaliste et de l'expérimentateur, sans répondre aux deux questions en quelque manière réciproques que nous venons de poser. En d'autres termes, le physicien moderne a besoin d'une double certitude : 1 ° La certitude que le réel est en prise directe sur la rationalité, méritant par cela même le nom de réel scientifique. 2° La certitude que les arguments rationnels touchant l'expé rience sont déjà des moments de cette expérience. En résumé, pas de rationalité à vide, pas d'empirisme décousu, voilà les deux obligations philosophiques qui fondent l'étroite et précise synthèse de la théorie et de l'expérience dans la Physique contemporaine. Cette bi-cerlilude est essentielle. Si l'un des termes manque, on peut bien faire des expériences, on peut bien faire des mathé- • ' "'t.' ~ •I" ..,... " ... .- C•à . . ~ ~ , ~ • ~ -~ --- .. 4-,r_ ~ ê~ ,_ •· ,, .. ,.. . , 4 .. ,.&. .. . ... . ' i.;- - ~ .... . ' ..... - •;. .... •• . .,.. ' .' • &. • ~ ' •• .• ait .. .; ... ... 1, ...... :Ai - ;. ~- .. .,. . C ' \ .. .. , : .. . • ' l• . . . . , ·-·~ ' ._ " ..... ... .. -·· ~ ' .. .. ""' ,,. _ .. .... - .. -·· . . .... >,,--.• - .;., 4 LE RATIONALISME APPLIQUÉ matiques ; on ne participe pas à l'activité scientifique de la science physique contemporaine. Cette hi-certitude ne peut s'exprimer que par une philosophie à deux mouvements, par un dialogue. Mais ce dialogue est si serré qu'on ne peut guère y reconnaître la trace du vieux dualisme des philosophes. Il ne s'agit plus de confronter un esprit solitaire et un univers indifférent. Il faut désormais se placer au centre où l'esprit connaissant est déterminé par l'objet précis de sa connaissance et où, en échange, il détermine avec plus de précision son expérience. C'est précisé ment dans cette position centrale que la dialectique de la raison et de la technique trouve son efficacité. Nous essaierons de nous installer dans cette position centrale où se manifestent aussi bien un rationalisme appliqué qu'un matérialisme instruit. Nous insis terons d'ailleurs par la suite sur la puissance d'application de tout rationalisme scientifique, c'est-à-dire de tout rationalisme portant ses preuves de fécondité jusque dans l'organisation de la pensée technique. C'est par ses applications que le rationalisme conquiert ses valeurs objectives. Il ne s'agit donc plus, pour juger la pensée scientifique, de s'appuyer sur un rationalisme formel, abstrait, universel. Il faut atteindre un rationalisme concret, solidaire d'expériences toujours particulières et précises. Il faut aussi que ce rationalisme soit suffisamment ouvert pour recevoir uploads/Philosophie/le-rationalisme-applique-gaston-bachelard.pdf
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- Publié le Nov 13, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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