Klesis – Revue philosophique – 2010 : 17 – Philosophie analytique de la religio
Klesis – Revue philosophique – 2010 : 17 – Philosophie analytique de la religion 7 Dieu est-il une hypothèse non nécessaire ? Peter Van Inwagen (University of Notre Dame) Présentation et traduction par Sébastien Réhault Présentation Le droit de croire sans preuves Face à Napoléon qui lui faisait remarquer, après avoir lu son traité de cosmologie, que son travail était excellent, mais qu’il n’y trouvait nulle trace de Dieu, Laplace aurait eu cette réplique célèbre : « Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse- là. » L’histoire ne dit pas si Laplace lui-même y voyait une raison de ne pas croire en Dieu, mais c’est en tout cas l’avis auquel semble se ranger un bon nombre d’athées contemporains : le caractère auto-suffisant de l’explication scientifique serait une preuve de l’inexistence de Dieu1. Pour utiliser une distinction en cours en philosophie analytique de la religion, la réussite du naturalisme méthodologique (l’idée qu’une explication scientifique appropriée ne peut faire appel à d’autres causes que naturelles) impliquerait logiquement le naturalisme métaphysique (l’idée qu’il n’existe que des choses naturelles)2. Pour beaucoup, cette thèse a le caractère de l’évidence. C’est même devenu un cliché aujourd’hui de dire que le progrès de la science aurait Peter Van Inwagen, né en 1942, est un philosophe analytique américain, professeur à l’University of Notre Dame. Il s’intéresse particulièrement à la métaphysique, à la philosophie de la religion et à la philosophie de l’action. Il a publié de nombreuses études et nombreux ouvrages parmi lesquels : An Essay on Free Will (1983), Metaphysics (1993), God, Knwoledge and Mystery: Essays in Philosophical Theology (1995), The Possibility of Resurrection (1998) et The Problem of Evil (2006). Sébastien Réhault est professeur agrégé de philosophie et doctorant au Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie / Archives Henri Poincaré – CNRS, à l’Université de Nancy 2. Il enseigne actuellement la philosophie dans le secondaire et prépare une thèse sur l’ontologie et l’épistémologie du réalisme esthétique sous la direction de Roger Pouivet. Parallèlement à ses recherches en esthétique et en philosophie de l’art, il s’intéresse à la philosophie de la religion dans une perspective analytique et plus particulièrement aux questions relatives à l’épistémologie du théisme. 1 C’est une thèse que l’on retrouve aujourd’hui sous la plume des « nouveaux athées ». Voir notamment Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, tr. f. M.-F. Desjeux-Lefort, Paris, Robert Lafont, 2008, chap. 2 et 4. 2 Pour une discussion des différentes façons de caractériser le naturalisme, voir Michael Rea, World Without Design : The Ontological Consequences of Naturalism, Oxford, Clarendon Press, 2002. Voir également Alvin Plantinga and Michael Tooley, Knowledge of God, Blackwell Publishing, 2008, p. 17- 19. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 17 – Philosophie analytique de la religion 8 rendu la croyance en Dieu totalement obsolète. L’essai de Peter van Inwagen dont nous proposons ici une traduction montre pourtant que cette thèse ne résiste pas à un examen attentif : le succès que l’on attribue généralement à l’explication scientifique du monde naturel ne permet pas de conclure que Dieu n’existe pas, ni même que l’agnosticisme serait la position la plus raisonnable concernant l’existence de Dieu. L’objection naturaliste à l’encontre du théisme est examinée par van Inwagen sous la forme de ce qu’il appelle l’Argument de la superfluité : « La seule raison de croire en Dieu serait qu’il fût nécessaire de postuler son existence pour rendre compte de certains faits observés. Mais la science est capable d’expliquer tout ce que nous observons, et ses explications ne font appel ni à Dieu, ni à aucun autre agent supranaturel. Par conséquent, il n’y a aucune raison de croire que Dieu existe. Autrement dit, l’existence de Dieu est une hypothèse non nécessaire ». On croit généralement pouvoir tirer de cet argument l’idée qu’il serait totalement irrationnel de croire en Dieu. La stratégie habituelle face à ce type d’objection consiste à essayer de montrer que l’existence de Dieu est au contraire notre meilleure hypothèse pour expliquer certaines données du monde naturel. Cela correspond à la démarche classique de la théologie naturelle. La réponse de van Inwagen est différente : premièrement, il montre qu’il n’est pas possible de conclure à partir de l’Argument de la superfluité que Dieu n’existe pas ; deuxièmement, il affirme que la croyance en Dieu ne doit pas être considérée comme une hypothèse explicative, en concurrence avec les explications de la science, mais plutôt comme une croyance irrésistible, qui peut être entretenue de façon légitime sans pour autant reposer sur des arguments. De ce point de vue, la défense de van Inwagen illustre une conception du statut épistémique de la croyance en Dieu caractéristique de la philosophie de la religion contemporaine. Dans la suite de cette présentation, nous donnons quelques éléments pour comprendre le contexte philosophique dans lequel s’inscrit cette dernière partie de l’argumentation de van Inwagen. Nous nous adressons en priorité aux lecteurs français qui n’auraient aucune familiarité avec la philosophie de la religion telle qu’elle est pratiquée actuellement dans la tradition analytique. On peut décrire le paysage de l’épistémologie religieuse analytique des trente dernières années comme étant marqué par deux grandes tendances, qui se distinguent essentiellement par le rôle qu’elles accordent à la théologie naturelle dans la vie épistémique du croyant. La théologie naturelle est l’entreprise philosophique ayant pour fin la connaissance de Dieu à l’aide de la raison naturelle ou de nos facultés cognitives naturelles, indépendamment de toute révélation surnaturelle3. Elle consiste principalement à rechercher des raisons de croire, articulées sous la forme d’arguments, qui permettraient d’immuniser le croyant contre le reproche d’irrationalité ou de violation de son devoir épistémique. Ainsi comprise, la théologie naturelle souscrit au 3 Voir Paul Clavier, Qu’est-ce que la théologie naturelle ?, Paris, Vrin, 2004 et Michael Sudduth, The Reformed Objection to Natural Theology, Farnham, Ashgate, 2009. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 17 – Philosophie analytique de la religion 9 modèle épistémologique que les philosophes contemporains appellent l’évidentialisme. Selon ce modèle, nos croyances sont justifiées pour autant qu’elles sont proportionnées à l’évidence disponible. Dans le domaine religieux, on considère habituellement que l’évidence suffisante pour avoir le droit de croire devrait provenir d’arguments qu’on ne pourrait rejeter qu’en étant soi-même irrationnel ou intellectuellement malhonnête. Les arguments théistes se divisent en deux grands types : des arguments a priori, comme l’argument ontologique, qui prétendent déduire l’existence de Dieu de son concept ou de sa description, et des arguments a posteriori, comme l’argument cosmologique et l’argument téléologique, qui cherchent à établir l’existence nécessaire ou probable de Dieu en prenant comme prémisses des données tirées de notre expérience du monde naturel. On le sait, ces arguments ont fait l’objet de (très) nombreuses critiques et les discussions qu’ils ont engendrées constituent un chapitre important de l’histoire de la philosophie et de la philosophie tout court. Aujourd’hui un nombre non négligeable de ces critiques prend appui sur une thèse naturaliste : les arguments théistes, en particulier les arguments a posteriori, qui cherchent à expliquer l’existence et l’ordre du monde naturel en postulant l’existence d’un créateur, souffriraient d’un déficit de rationalité par rapport aux explications scientifiques des mêmes phénomènes. L’exemple le plus frappant qui semble confirmer cette thèse est la façon dont la théorie de l’évolution aurait rendu superflu un certain type d’argument téléologique : il est désormais possible d’expliquer l’ordre et la complexité du vivant sans recourir à une explication intentionnelle. L’opposition entre explications théistes et explications naturalistes ne serait ainsi que la forme la plus récente du débat ancien entre science et religion4. Les philosophes analytiques contemporains qui défendent le théisme ont adopté deux stratégies bien différentes pour répondre au défi du naturalisme. Par bien des aspects, la première stratégie est traditionnelle : elle consiste en une reprise du projet de théologie naturelle (après son abandon suite aux critiques sévères de Hume et Kant), mais c’est une reprise qui entend bénéficier de la méthode et des idées de la philosophie analytique. Cela conduit en particulier à reformuler les arguments théistes avec les instruments de la logique moderne. Cela implique également de tenir compte de la pensée scientifique contemporaine. Si ces reformulations ne mettent certainement pas fin à toute critique, ils permettent de montrer que des arguments que l’on pensait parfois bons pour le musée des antiquités philosophiques et seulement dignes d’une curiosité historique, doivent être encore pris au sérieux5. Loin de rompre avec l’évidentialisme dominant en épistémologie religieuse, la théologie naturelle analytique tente de montrer qu’au regard des arguments disponibles, la croyance en l’existence de Dieu bénéficie d’une évidence largement suffisante pour pouvoir être considérée comme rationnelle. 4 Sur ce débat, voir notamment Brendan Sweetman, Religion and Science, New York and London, Continuum, 2010. 5 Pour un exemple récent d’approche critique qui prend très au sérieux les arguments théistes dans leurs versions contemporaines, voir notamment Jordan H. Sobel, The Logic of Theism, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 17 – Philosophie analytique de la religion 10 Richard Swinburne est sans aucun doute le philosophe qui incarne le mieux cette orientation uploads/Philosophie/ van-inwagen 1 .pdf
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- Publié le Nov 11, 2022
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