1. La cohérence et la consistance des multiplicités Dans son livre Deleuze : le

1. La cohérence et la consistance des multiplicités Dans son livre Deleuze : les mouvements aberrants (2014), David Lapoujade met l’accent sur une distinction essentielle qui parcourt toute l’œuvre de Deleuze, à savoir, celle qui existe entre le principe empirique et le principe transcendantal (cf. Lapoujade, 2014, p. 29). Si le principe empirique répond à la question Quid facti ?, le principe transcendantal répond, pour sa part, à la question Quid juris ? : d’abord une répartition de faits, puis la distribution et l’attribution d’un droit. Si, comme nous avons dit, la distinction entre deux types de multiplicité chez Deleuze répond simplement à une situation de facto, nous cherchons pour notre compte le terrain de jure. Comme remarque Lapoujade, dans la pensée deleuzienne, uniquement le domaine de jure jouit d’une puissance génétique (Lapoujade, 2014, p. 19). Ainsi, seulement du point de vue du principe transcendantal nous pouvons comprendre le rôle constitutif que la notion de multiplicité exerce par rapport au domaine ontologique dans la philosophie de Deleuze. Nous croyons qu’en ce qui concerne le processus ontogénétique qui parcourt la pensée de notre auteur, les multiplicités ont le rôle de principe transcendantal. Mais, comme le note aussi Lapoujade, par bien d’aspects Deleuze tend à confondre ou à brouiller la différence entre le fondement sur lequel agit ce principe transcendantal et l’activité de distribution et attribution du même principe. Les multiplicités sont le principe transcendantal de l’ontogénèse chez Deleuze mais cela doit se comprendre selon deux voies différentes : d’abord les multiplicités comme fondement ontogénétique,1 puis les multiplicités comme principe de différenciation ontogénétique ; d’abord les multiplicités comme la nature du sol 1 Il est bien vrai que Deleuze conteste la notion classique de « fondement » en philosophie. Par exemple, tout le développement du premier chapitre de Différence et répétition est une critique féroce des insuffisances du fondement que la représentation classique (Platon-Aristote) ou orgique (Leibniz-Hegel) ont mené à bien dans l’histoire de la philosophie (cf. DR : 43- 52 ; 61-71 ; 82- 91). Plus encore, le mot d’ordre du « renversement du platonisme » exprime un projet critique qui récuse la notion de fondement au privilège de son effondrement, de la naissance d’un certain effondement comme nous le savons à travers le parcours de la répétition dans Différence et répétition. Si nous parlons ici d’un « fondement ontogénétique », c’est dans le sens d’une nouvelle surface du fondement que Deleuze développe après l’effondrement généralisé qu’il opère. Comme remarque à ce propos Lapoujade, Deleuze ne s’intéresse nullement à la question d’un sans-fond inorganisé en tant que tel ; tout au contraire, tout ce qui lui intéresse c’est la production de nouvelles logiques qui remontent à la surface de ce sans-fond ou effondement : « conformément au principe de raison suffisante, ce qui intéresse Deleuze, ce sont les logiques qu’on peut en extraire en surface et rien d’autre. Pas d’ontologie sans logique » (Lapoujade, 2014, p. 34). Ainsi, même si le mot « fondement » reste une gêne en quelque sorte, nous nous croyons autorisés à l’employer non seulement parce qu’il appartient au point de vue de la répartition entre un principe transcendantal et un principe empirique, mais aussi parce que ce mot, comme nous espérons le démontrer, nous sert comme un outil de prédilection au moment d’expliciter les rapports de cohérence et consistance que les multiplicités possèdent et qui, en quelque sorte, « fondent » les conditions de l’expérience réelle des phénomènes dans la philosophie deleuzienne. En tout cas, il nous semble important de mesurer la relevance du mot « fondement » à la fin de ce présent travail. 1 ontologique, puis les multiplicités comme la nature de la distribution, sélection, et attribution du droit à ce même sol. D’une certaine manière, tout notre travail essayera de développer cette polyvalence et cette complication que les multiplicités nous présentent. Ainsi, l’interrogation de la nature des multiplicités en tant que fondement ontogénétique correspond pour nous à la détermination de leur cohérence, tandis que l’interrogation sur leur fonction en tant que principe de différenciation ontogénétique équivaut à l’explicitation de leur inhérence : toute les multiplicités consistent et insistent, de cette manière, dans l’immanence d’un même processus ontogénétique déployé sur deux niveaux réciproquement liés. De ce fait, la détermination de la cohérence des multiplicités équivaut à la détermination de la nature de la « raison suffisante » du processus ontogénétique, tandis que la détermination de leur inhérence correspond à la détermination du « principe de raison suffisante » de ce même processus. En ce sens, le point de vue du principe transcendantal nous révèle les deux voies à thématiser à propos de la nature du multiple chez Deleuze : d’abord, la cohérence du fondement, ensuite l’inhérence de son principe ; toute multiplicité est, à la fois, ce fondement et ce principe. On pourrait nous objecter que ces distinctions compliquent en extrême la question, mais, à la suite de Deleuze, nous pouvons répondre que « devant des textes extrêmement difficiles, la tâche du commentateur est de multiplier les distinctions, même et surtout quand ces textes se contentent de les suggérer plutôt que de les établir formellement » (B : 59). Alors, dans ce premier chapitre nous allons développer la cohérence et la consistance du multiple en tant que fondement de tout processus ontogénétique. Toute multiplicité peut être définie, suivant sa première facette, comme une structure complétement déterminée, comme un champ global de coexistence virtuelle ou comme la durée d'une même dynamique d'altération et de transformation. D’un côté, loin d'exclure toute forme d'organisation interne, l’un des traits de cette instance est la cohésion globale d'une structure ; d’autre côté, elle conteste aussi toute la prédominance des essences en général : une multiplicité se dit de l’accident, de la contingence, de ce qui arrive (événement, singularité). Ainsi, l’un des nombreux malentendus que nous devons récuser, d’emblée, sur la dynamique d'une telle notion consiste dans son assimilation ou synonymie avec soit un certain « informe » ou « sans-forme » des profondeurs, soit avec la hauteur de la forme platonique de l’Idée ; au contraire, toute multiplicité ne se dit ni des hauteurs, ni des profondeurs, elle tisse un fondement ontogénétique, pour ainsi dire, « à la surface » d’un champ transcendantal qui ne manque nullement d’ordre intrinsèque2. Comme nous le verrons, 2 Sur ces trois images de la profondeur, de la hauteur et de la surface cf. LS, « 18ème série : des trois images de philosophes », pp. 152- 158. En ce sens, les multiplicités s’installent dans la sol d’une surface déterminée, elles 2 toute multiplicité constitue la consistance virtuelle, idéelle et structurelle du changement, de l’altération et de la variabilité pure d’un potentiel de création et différenciation. En ce sens, la nature de l’hétérogénéité, des multiplicités, n’exclue pas l’ordre, mais le requiert, le convoque. Cet ordre sera caractérisé, progressivement, comme une coexistence virtuelle, un modèle problématique, et un champ transcendantal. De cette façon, la composition organisée n’est pas du tout quelque chose d’étranger à la nature du multiple deleuzien, en revanche elle en construit toute la cohérence d’un fondement. Notre point de départ sera le deuxième chapitre du Bergsonisme. Nous interrogerons dans ce contexte une alliance spécifique qui prépare généalogiquement tout le potentiel que cette notion déploiera par-là suite. Cette alliance consiste dans le lien que Deleuze établit, à propos d’une caractérisation de la nature de la durée bergsonienne, entre la continuité topologique d’une Mannigfaltigkeit riemannienne et l’hétérogénéité d’une multiplicité qualitative dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. L’entrecroisement de ces deux sources nous montrera la première caractérisation du fondement ontogénétique des multiplicités : le virtuel, le tissu de coexistence virtuelle qui définit la mémoire. Ce premier stade se prolongera à son tour dans l’argument du quatrième chapitre de Différence et répétition, « Synthèse idéelle de la différence ». Dans ce contexte, la fondement virtuel des multiplicités dans le Bergsonisme éprouvera une certaine « formalisation » dans la détermination idéelle de leur nature : une multiplicité sera ainsi la composante d’un tissu de rapports différentiels et de points remarquables réciproquement et complétement déterminés. Cette détermination idéelle caractérisera le deuxième stade de la détermination du fondement du multiple, caractérisation qui définira aussi bien la portée problématique de ce tissu que la distinction et l’obscurité qui lui appartient. Finalement, la nature idéelle des multiplicités dans Différence et répétition nous mènera à un troisième stade de leur cohérence, à savoir, le champ transcendantal développé dans Logique du sens. Alors, le potentiel organisé de toute multiplicité composera, pour ainsi dire, l’ « étoffe » d’un champ univoque, neutre et génétique. Ce plan constituera le tissu infiniment divisible de la communication et résonnance de tous les évènements et singularités qui le peuplent, de toute la puissance évènementielle de la forme pure de l’Aiôn. En conclusion, chaque multiplicité et singularité constituera la cohésion, l’organisation et la consistance propre à une dynamique infiniment divisible de création, différenciation et effectuation. tissent littéralement leur fondement comme le tapis, le manteau, ou le tissu de l’ironie dialectique d’un philosophe 3 1.1. Virtuel : uploads/Philosophie/ primeriiicap-enviar.pdf

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