CONTRE LA PHILOSOPHIE DE LA MECANIQUE QUANTIQUE Texte d'une communication faite

CONTRE LA PHILOSOPHIE DE LA MECANIQUE QUANTIQUE Texte d'une communication faite au colloque "Faut-il promouvoir les échanges entre les sciences et la philosophie?" Louvain-la-Neuve, 24 et 25 mars 1994. Jean Bricmont FYMA 2, chemin du cyclotron B-1348 Louvain La Neuve Belgium 32-10-473277 Fax 32-10-472414 Home: 32-2-6540190 La "philosophie de la mécanique quantique" ou du moins ce qui a été longtemps présenté comme tel, n'a fait que cacher des problèmes internes à la théorie physique. De plus, elle a rendu difficile une véritable appréciation du théorème de Bell. Après avoir abordé le problème de la mesure et la non- localité, on passera en revue différentes tentatives de solutions qui ont été proposées pour donner une version (ou une alternative) complètement cohérente de la mécanique quantique. 1 I. Introduction La philosophie tranquillisante de Heisenberg et Bohr - ou est-ce une religion ? - est si habilement échafaudée qu'elle permet aux vrais croyants de se reposer sur un oreiller si doux qu'il n'est pas facile de les réveiller. A. Einstein Lorsque j'ai étudié la mécanique quantique, j'ai appris que l'objet le plus fondamental de cette théorie, la fonction d'onde, ne décrivait pas le système physique considéré, mais la connaissance que nous en avions 1. En cela résidait l'originalité et l'étrangeté radicale de la mécanique quantique. Mais qu'est-ce que cela voulait dire? Certainement pas ce qu'on pourrait naïvement croire: on n'étudiait nullement les processus internes au cerveau humain qui sont associés à ce que nous appellons "connaissance". Peut-être était-ce après tout banal: nous n'étudions jamais que des objets ou des propriétés qui sont accessibles à la connaissance humaine: s'il existe des réalités radicalement inaccessibles à notre perception ou à notre connaissance, par définition, nous ne les étudions pas. Mais où réside alors la nouveauté? Parfois, on allait plus loin et on apprenait que la mécanique quantique n'avait fait que justifier un point de vue philosophique antérieur, remontant au moins à Kant, à Hume et à Mach, et développé par les positivistes modernes 2. Etrange: voilà une théorie physique qui nous force à adopter une philosophie particulière, sans laquelle on ne peut pas la comprendre 3. Une formulation radicale de cette idée est citée par 1Par exemple, Heisenberg écrit: "La conception de la réalité objective des particules élémentaires s'est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d'une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d'une mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons" ({Hei}, p.18). Bohr quant à lui déclarait: "Il n'y a pas de monde quantique. Il y a seulement une description quantique abstraite. Il est erroné de penser que la tâche de la physique est de savoir ce qu'est la Nature. La physique s'occupe de ce que nous pouvons dire sur la Nature"(voir {B}, p.142). Et Peierls ajoute: "Vous voyez, la description de la mécanique quantique se fait en terme de connaissance. Et la connaissance nécessite quelqu'un qui connait" ({BBC}, p.74). Quand on en vient à la vulgarisation scientifique, on en arrive parfois à ceci: "Les physiciens se demandent si un arbre-ou n'importe quoi d'autre - doit être observé pour pouvoir réellement exister" ({Di}, cité dans {Me1}, p.115). Vu ce que disent les scientifiques, on peut difficilement reprocher à d'autres, par exemple à Claude Levi- Strauss, de tenir les propos suivants: "Jusqu'au dix-neuvième siècle au moins, la chance des sciences "dures" a été que leurs objets furent considérés comme moins complexes que les moyens dont l'esprit dispose pour les étudier. La physique quantique est en train de nous apprendre que cela n'est plus vrai et qu'à cet égard une convergence apparaît entre les différentes sciences (ou prétendues telles). C'est ainsi, me semble-t-il, qu'il faut entendre les propos de Niels Bohr" {LS}. 2Quand j'utilise le terme "positivisme", c'est à cette tradition que je fais référence, et pas à Auguste Comte. 2 3Ceci contredisait une autre idée, également répandue, selon laquelle la science se passait parfaitement de philosophie. Mermin ({Me1}, p. 115): "La doctrine selon laquelle le monde est fait d'objets dont l'existence est indépendante de la conscience humaine se trouve être en conflit avec la mécanique quantique et avec des faits établis expérimentalement" ({SA}). Effectivement, la science suppose traditionnellement qu'on peut séparer le "sujet" humain de l'objet étudié. Mais la mécanique quantique avait changé cela: la philosophie "réaliste" (parfois complétée par le mot "métaphysique" ou "naïve") était devenue intenable. Cette philosophie avait eu son heure de gloire au 18ème et au 19ème siècle, à l'apogée du matérialisme scientifique triomphant. Einstein était encore attaché à cette vision des choses. C'est pour cette raison qu'il n'avait jamais pu admettre la mécanique quantique. Mais celle-ci nous était imposée par les faits. Personnellement, je n'arrivais pas non plus à accepter ce point de vue. Il me semblait qu'il y avait quelque chose de profondément erroné dans l'attitude positiviste, pour des raisons purement philosophiques, et je ne voyais pas comment une théorie scientifique, et encore moins "les faits", pouvaient y changer quelque chose. De plus, je voyais qu'Einstein, Schrödinger et parfois de Broglie, avaient soulevé des objections à l'interprétation dominante de la mécanique quantique. Mais, me disait-on, ils appartenaient à une autre génération, et n'avaient jamais pu admettre la nouvelle vision du monde et de la science élaborée pour nous par Bohr, Heisenberg et Pauli. Néanmoins, toute théorie scientifique est mortelle, semble-t-il, et ne se pourrait-il pas qu'un jour une autre théorie, plus perfectionnée, entraine une révision de nos conceptions philosophiques? Même cet espoir était vain: von Neumann avait, paraît-il, démontré que toute théorie plus "réaliste" entrerait nécessairement en conflit avec les prédictions expérimentales. C'étaient donc bien les faits eux-mêmes qui imposaient une vision de la science radicalement nouvelle. Néanmoins Schrödinger, avec son chat, me semblait avoir mis le doigt sur une difficulté conceptuelle fondamentale de la mécanique quantique. Cela me semblait un problème bien plus important que la traditionnelle question du déterminisme, dans laquelle on voulait enfermer les "dissidents". Par contre, je ne voyais pas très bien quel parti tirer des objections d'Einstein: avec Podolsky et Rosen, il avait tenté de montrer que la mécanique quantique était manifestement une description incomplète de la réalité. Mais tout le monde était d'accord pour dire que Bohr avait réfuté de façon magistrale ces objections. Il y avait ausi un certain Bohm qui, à la suite de Louis de Broglie, avait tenté de donner une "interprétation" de la mécanique quantique en termes de "variables cachées". Mais cela aussi avait échoué. De plus, un certain Bell avait montré de façon irréfutable que toute tentative d'interprétation en terme de "variables cachées" devait, sous peine de contredire les prédictions de la mécanique quantique, être non-locale, ce qui était clairement inacceptable. Ne voyant aucune issue aux problèmes, je me suis occupé d'autres choses, tout en restant insatisfait, comme beaucoup de gens de ma génération. Mais depuis quelques années, il semble y avoir un intérêt renouvelé pour les questions relatives aux fondements de la mécanique quantique. Les différentes versions de ce qu'on a appelé "l'interprétation de Copenhague" semblent faire de moins en moins l'unanimité 4. Un des buts de cet article est d'expliquer qu'il y a On pouvait réconcilier les deux assertions en faisant apparaître le positivisme non plus comme une philosophie particulière, mais comme une partie intégrante du discours scientifique. 3 4Bien évidemment, l'immense majorité des physiciens se réclament toujours de cette interprétation. Néanmoins, parmi ceux qui écrivent des livres ou des articles sur la mécanique quantique, il y a un mécontentement croissant. A mon sens, l'oeuvre de Bell ({B}), qui est encore trop méconnue, a joué un grand rôle dans cette lente prise de conscience. A part cet bien un problème dans la mécanique quantique, comme théorie physique. Le problème est subtil, il est dénué de conséquences pratiques, mais il existe. Il faut néanmoins éviter de donner à ce problème trop d'importance, et en tout cas, ne pas tomber dans la dérive irrationaliste que l'on rencontre parfois dans les marges du discours sur la mécanique quantique. Par ailleurs, je veux montrer que le problème a été historiquement occulté en prétendant que la solution résidait dans l'adoption d'un point de vue philosophique particulier. Je veux également expliquer pourquoi un certain nombres d'idées reçues, comme celles que j'avais acquises lorsque j'étais étudiant (sur le théorème de Bell, sur l'impossibilité des théories de variables cachées), sont erronées. Je vais commencer par une brève discussion philosophique sur l'opposition entre réalisme et positivisme (section II). Il peut sembler étrange de commencer par une discussion philosophi- que 5. Néanmoins, il me semble indispensable de commencer par clarifier ces notions et, en particulier, expliquer ce que le réalisme philosophique n'est pas, tant la confusion sur cette question pervertit toute discussion sur les fondements de la mécanique quantique. Ensuite, je vais situer quel est exactement le problème de la mécanique quantique (section III), et essayer de montrer que le problème n'est pas lié à une attitude philosophique particulière. De plus, l'idée selon laquelle la solution du problème réside dans l'adoption d'une attitude philosophique positiviste a uploads/Philosophie/ qu-antique 1 .pdf

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