ThEv vol. 5.1, 2006 31 Amar Djaballah L’herméneutique selon Hans-Georg Gadamer

ThEv vol. 5.1, 2006 31 Amar Djaballah L’herméneutique selon Hans-Georg Gadamer Deuxième partie1 Dans la première partie de cet article, nous avons posé quelques jalons signi- ficatifs dans le développement des réflexions herméneutiques qui ont retenu, avant Gadamer, des penseurs majeurs de l’Occident. Cet excursus permet de situer le parcours propre du philosophe allemand que nous étudions et d’en apprécier l’apport original. Si l’herméneutique est devenue, selon une expres- sion souvent citée du philosophe italien Gianni Vattimo, la koïnè2 de la culture occidentale contemporaine, au même titre que le marxisme l’a été pour les années 1950 et le structuralisme pour les années 1960-19703, cela tient en grande partie à Gadamer (le seul autre penseur auquel il faut sans doute accor- der une influence également indiscutable est Paul Ricœur). Dans cette deuxième partie de l’article, nous nous proposons d’analyser à grands traits la contribution herméneutique gadamérienne en en soulignant les lignes de force. Certaines controverses de Gadamer (difficiles avec Emilio Betti et Eric D. Hirsch, quelque peu plus fructueuses avec Jürgen Habermas, Karl-Otto Apel et des postmodernes comme Vattimo) lui auront permis de préciser et d’expliciter son projet. Quelques-unes de ces objections seront brièvement signalées. Des débats plus soutenus avec Paul Ricœur (sur la question de la conscience histo- 1. La première partie de cet article est parue dans théologie évangélique 4, 2005/2, p. 65-78. 2. En Grec: (langue) commune : se dit surtout de la forme du grec courant à l’époque du Nouveau Testament, dans lequel celui-ci est écrit, pour l’essentiel (NDLR). 3. Gianni VATTIMO, « L’herméneutique comme nouvelle koinè », Éthique de l’interprétation, trad. de l’italien par J. Rol- land, Paris, La Découverte, 1991, p. 45-58. Jean GREISCH, de son côté, estime, qu’à notre époque, la pensée est entrée en son « âge herméneutique » in L’âge herméneutique de la raison, coll. Cogitatio Fidei, Paris, Cerf, 1985. GADAMER lui- même a repris le vocable pour caractériser l’herméneutique, « véritable koine de l’activité philosophique de notre temps », in Herméneutique – Esthétique –Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, sous dir. Carsten Dutt, Montréal, Fides, 1998, p. 20. p. 31-68 HERMÉNEUTIQUE théologie évangélique vol. 5, n° 1, 2006 32 rique de l’herméneutique, le rôle de la tradition ou de la distanciation) et Jacques Derrida (sur les rapports herméneutique / déconstruction), penseurs, à divers degrés, proches de Gadamer, auraient été immensément instructifs ; ces débats n’ont malheureusement eu lieu que dans une faible mesure. À nouveau, le sujet étant immense, nous emprunterons des raccourcis que nous souhaitons néanmoins fidèles et éclairants. 1. En venant de Heidegger En se laissant instruire par Heidegger, Gadamer s’est proposé de développer une herméneutique (donc de s’attacher à des questions de compréhension et de recherche du sens et de la vérité) et cependant une herméneutique philosophique : sans céder à un comportement réactionnaire, Gadamer refuse de réduire l’herméneutique à un ensemble de techniques de recherches d’un sens textuel, mais il élève le comprendre – Verstehen – à une structure ontologique du mode d’être de l’être humain dans le monde et l’histoire. À ses yeux, la thèse de Heideg- ger s’impose : le comprendre n’est pas un mode de comportement de l’être humain parmi d’autres, c’est « le mode d’être du Dasein lui-même4 » en ce que dans la compréhension, il y va de son être même. L’herméneutique mise en œuvre concerne « la motion fondamentale de l’existence, qui la constitue dans sa finitude et son historicité, et qui embrasse par là même l’ensemble de son expérience du monde5 ». C’est dans cette perspective que les études présentées dans WM, écrit l’auteur, « se proposent de discerner, partout où elle se rencontre, l’expérience de vérité qui dépasse le domaine soumis au contrôle de la méthode scientifique et de l’interroger sur sa légitimation spécifique6 ». Elles le font au prix d’une opposition constamment maintenue « à la prétention à l’universalité élevée par la méthodologie scientifique », une résistance d’autant plus justifiée que la question de la compréhension au niveau où la pose Gadamer concerne 4. « Préface à la seconde édition » de WM (p. XVI), qui n’a pas été retenue dans l’édition française finale. On la retrouve dans la traduction incomplète d’Étienne Sacre (Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1976, p. 7-19), p. 10. Dans ce qui suit, les abréviations VM et WM désigneront les titres, respectivement français et allemand, de l’œuvre principale de Gadamer. Bien que la traduction française intégrale de Wahrheit und Methode (version complétée et légèrement modifiée par rapport aux précédentes, et qui occupe le tome 1 des Gesammelte Werke de Gadamer, Tübingen, Mohr, 1986, 1990 ; trad. fr. sous dir. Pierre Fruchon, Paris, Seuil, 1996), comporte en marge la pagination de l’original alle- mand, nous renvoyons, pour ce livre, à celle de l’édition française, suivie, pour ceux qui n’auraient accès qu’au texte allemand, de celle de l’édition des GW. 5. « Préface à la seconde édition », ibid., p. XVI / 10. 6. VM, p. 11 / WM, p. 1 et « Préface à la seconde édition », ibid., p. XIV / 8. L’herméneutique selon Hans-Georg Gadamer 33 aussi les sciences exactes, et que celles-ci ne lui sont pas restées entièrement indif- férentes7. Dans cet ouvrage-maître, articulé en trois grandes parties, Gadamer inter- roge trois grands domaines dans lesquels l’expérience de la connaissance et de la vérité, tout en étant rigoureuse, est autonome par rapport aux exigences métho- dologiques des sciences de la nature : l’art, les sciences de l’esprit (Geisteswissens- chaften) surtout l’histoire, et le langage en son expression ontologique d’ouverture du Dasein et de l’être au sens. Dans ces domaines, plaide Gadamer, sans se laisser réduire à la simple conscience de soi, la vérité n’est ni vécue, ni légitimée par les moyens épistémologiques des sciences naturelles8. Puisque la compréhension est pensée comme élément structurel du Dasein, et concerne donc l’ensemble de l’existence humaine, l’entreprise de Gadamer, outre que c’est un projet herméneutique, peut être considérée comme une tentative d’affranchir la question de la vérité et de la compréhension de l’être des contraintes dans lesquelles la modernité, dès Descartes, l’a emprisonnée. En refusant d’assujettir toute expérience humaine de la vérité à la méthodologie scientifique, Gadamer remet radicalement en question des dichotomies fondamentales : sujet / objet (et la problématique de la conscience de soi qui lui est reliée) et celle campée par la formule logos / mythos, expressions privilégiées de la modernité. En particulier, il refuse de considérer le logos comme dépassement du mythe en raison d’un « désenchantement » quelconque de la pensée (ce qui sera concrétisé comme refus d’opposer à la raison les préjugés, la tradition ou l’autorité)9. Il voudra montrer qu’à moins de réduire la raison à sa seule dimension d’entendement ou d’organon scien- tifico-technologique, il n’est pas de rationalité entièrement libre d’éléments « passifs » ou « mythiques ». Le titre de son œuvre principale, « Vérité et méthode10 », est, à cet égard, révélateur : les deux concepts n’expriment ni identité 7. VM, p. 11, 24 / WM, p. 1, 14. Gadamer songe surtout aux travaux de Thomas Kuhn (voir GADAMER, Le problème de la conscience historique, édition établie par P . Fruchon, Paris, Seuil, 1996, p. 20). Mentionnons par ailleurs qu’il n’a pas toujours su éviter l’attitude réactionnaire vis-à-vis des sciences positives ; ainsi, quand il définit l’herméneutique et la vérité qui s’y exprime surtout en opposition aux sciences exactes. Voir, outre l’introduction à VM, la préface à la 2e édition de WM, p. XX (trad. d’Étienne Sacre, p. 15). 8. VM, p. 12-25 / WM, p. 2-15. 9. VM, p. 298-99 / WM, p. 278-79 ; voir aussi son « Mythos und Vernunft », Kleine Schriften, IV, Tübingen, Mohr, 1977, p. 48-53. 10. Gadamer aurait préféré le titre « Verstehen und Geschehen » (Compréhension et événement »), qu’il aurait délaissé en raison de sa proximité du titre des 4 volumes publiés par Bultmann, Glauben und Verstehen (Foi et compréhension ; les deux premiers volumes ont paru avant 1960, l’année de publication de WM). Voir VM, p. 13 / WM, p. 3 : « Si, dans ce qui suit, on arrive à montrer à quel point il y a advenir [ou événement : Geschehen] en toute compréhension [Verstehen]… ». Gadamer souligne. théologie évangélique vol. 5, n° 1, 2006 34 ni opposition, mais deux manières différentes de se comprendre et de comprendre son monde (position problématique cependant au regard de l’affirmation de l’universalité de l’herméneutique) puisque, comme nous l’avons rappelé, Gadamer reconnaît les acquis des recherches méthodologiques pour les sciences humaines, et qu’il résistera toujours aux interprétations nihilistes de son herméneutique11. Parallèlement (c’est une manière de dire à peu près la même chose), prenant au sérieux (peut-être trop !) la thèse heideggérienne de la finitude et de l’histo- ricité radicale de l’être humain12, Gadamer en conclut que la compréhension se réalise dans et par le langage13. Constat fondamental, mais qui appelle immédia- tement une question : si finitude et historicité coïncident, comment éviter le relativisme « indissolublement lié à l’historicisme post-hégélien », sans réduire l’idée de vérité à « uploads/Philosophie/ l-x27-hermeneutique-selon-gadamer 1 .pdf

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