DE LA SIGNIFICATION AU SENS - POUR UNE SÉMIOTIQUE SANS ONTOLOGIE François RASTI

DE LA SIGNIFICATION AU SENS - POUR UNE SÉMIOTIQUE SANS ONTOLOGIE François RASTIER C.N.R.S. (Paru en italien : Dalla significazione al senso : per una semiotica senza ontologia, in Eloquio del senso, a cura di Pierluigi Basso e Lucia Corrain, Costa & Nolan, Milan, 1999, pp. 213-240. Inédit en français.) SOMMAIRE : I. La notion de signification et les trois relations sémiotiques 1. Pour définir la signification 2. Les problématiques 3. L’évolution de la problématique de la valeur 4. Pour l’unification des problématiques de la signification II. L’interprétation 1. Représentation et interprétation 2. Trois conceptions de l’interprétation III. Le sens 1. Le sens comme phénomène contextuel 2. Le sens comme phénomène textuel 3. Sens et sémiosis 4. Parcours interprétatif et sémiosis 5. Pour une refondation interprétative de la sémiotique IV. La sémantique interprétative et la problématique rhétorique / herméneutique 1. Les inégalités qualitatives 2. Le texte, de la situation à la tradition V. Ontologies et ontogonies 1. Le problème du type 2. Les ontogonies 3. Les modes de révélation Résumé : Bien au-delà des questions terminologiques, la distinction entre signification et sens permet de mettre en relief deux sortes de problématiques sémantiques : la première, de tradition logico-grammaticale, et naturellement hégémonique dans les sciences du langage, est gagée sur le signe ; la seconde, rhétorique et herméneutique, prend pour objet les textes oraux et écrits. Comme elles donnent lieu à des conceptions fort différentes de l’interprétation, et que la première a amplement démontré ses limites, il convient, nous semble-t-il, de placer la problématique de la signification sous la rection de celle du sens, conformément au principe que le global détermine le local. Cela conduit à réexaminer l’engagement ontologique non-critique des sciences du langage. Le “sens” est le rêve des insensés. Pascal Quignard, Petits traités, I, xi, p. 217. Deux problématiques nous paraissent dominer la tradition épistémologique des sciences du langage en Occident. Elles correspondent à deux préconceptions du langage : comme moyen de représentation ou comme moyen de communication. En bref, la première définit le sens comme une relation entre le sujet et l’objet, la seconde comme une relation entre sujets. Rastier : De la signification au sens - pour une sémiotique san... http://www.revue-texto.net/1996-2007/Inedits/Rastier/Rastier... 1 sur 19 2/02/09 8:53 La problématique dominante, de tradition logique et grammaticale, privilégie dans le langage les signes et la syntaxe. Elle les rapporte aux lois de la pensée rationnelle. Elle est centrée sur la cognition, et le cognitivisme constitue son aboutissement contemporain. L’autre problématique, de tradition rhétorique ou herméneutique, prend pour objet les textes et les discours dans leur production et leur interprétation. On peut considérer qu’elle est centrée sur la communication : la pragmatique (qui a repris certains thèmes de la rhétorique disparue) en a présenté un aperçu fort restreint, déterminé par le positivisme logique qui chez Morris et Carnap a présidé à la naissance de cette discipline. Convenons que la signification est une propriété assignée aux signes, et le sens une “propriété” des textes. La notion transitoire de contexte peut servir à opposer ces deux problématiques. Si l’on approfondit la distinction entre sens et signification, un signe, du moins quand il est isolé, n’a pas de sens, et un texte n’a pas de signification. La signification résulte en effet d’un processus de décontextualisation, comme on le voit en sémantique lexicale et en terminologie : d’où son enjeu ontologique, puisque traditionnellement on caractérise l’Être par son identité à soi. En revanche, le sens suppose une contextualisation maximale aussi bien par la langue (le contexte, c’est tout le texte) que par la situation (qui se définit par une histoire et une culture, au-delà du hic et nunc seul considéré par la pragmatique). Aussi, alors que la signification est traditionnellement présentée comme une relation, le sens peut être représenté comme un parcours. En privilégiant l’étude du sens, la sémantique interprétative [1] prend pour objet le texte, plutôt que le signe, et définit le sens comme interprétation. Elle peut s’articuler à deux sortes de théories : l’herméneutique philosophique et l’herméneutique philologique (ou herméneutique matérielle). Ayant à décrire de grandes diversités, elle est naturellement plus proche de la seconde, car là où la première recherche les conditions a priori de toute interprétation, la seconde cherche au contraire à spécifier l’incidence des pratiques sociales, et débouche sur une typologie des textes. Si bien entendu l’étude des signes et celle des textes se complètent, les problématiques logico-grammaticale et rhétorique / herméneutique diffèrent grandement. La première a une grande autorité et une forte unité, car jusqu’à une date récente grammaire et logique se sont développées ensemble et autour des mêmes catégories (comme les concepts mêmes de catégorie, de prédication, de catégorèmes et syncatégorèmes, etc.). La seconde n’a guère d’unité, et apparemment, tout sépare la rhétorique et l’herméneutique. Il est vraisemblable que le voisinage millénaire de la grammaire et de la logique au sein du trivium a fait beaucoup pour leur unité. Ces deux disciplines de base se succédaient au début des cursus scolaires, la rhétorique étant étudiée à la fin, et l’herméneutique restant réservée aux docteurs. Quoi qu’il en soit, la tradition occidentale retient deux façons principales de définir le contenu linguistique : 1. La signification est conçue comme relation entre les plans du signe (signifiant, signifié) ou les corrélats du signe (concept, référent). Même orientée, cette relation reste statique, typée, susceptible d’une expression logique. Dans la sémiotique de tradition logico- grammaticale sur laquelle on s’appuie alors, l’interprétation se définit comme l’identification d’une relation de représentation, simple ou complexe. 2. Le sens est défini comme parcours entre les deux plans du texte (contenu et expression), et au sein de chaque plan. Un parcours est un processus dynamique, Rastier : De la signification au sens - pour une sémiotique san... http://www.revue-texto.net/1996-2007/Inedits/Rastier/Rastier... 2 sur 19 2/02/09 8:53 obéissant à des paramètres variables selon les situations particulières et les pratiques codifiées. Si bien que le sens n’est pas donné, mais résulte du parcours interprétatif normé par une pratique. Certes, les concepts de sens et de signification ne sont pas systématiquement distingués, bien qu’ils n’aient pas la même histoire. Nous verrons que celui de signification est lié à la problématique grammaticale du signe et logique de la dénotation, unies dans le modèle aristotélicien présenté au début du Péri herméneias. En revanche, le concept de sens provient vraisemblablement de l’herméneutique antique (notamment de l’allégorèse dans les lectures stoïciennes d’Homère). Il conduira, dans un contexte nouveau, à la théorie du double sens de l’Ecriture chez saint Paul, du triple sens chez Origène à la théorie des quatre sens de l’Écriture, telle que la résume Thomas d’Aquin. Dans l’herméneutique réformée, l’étagement des sens fut transposé en distinguant des types (grammatical, technique) et des moments de l’interprétation (comprendre, expliquer, appliquer). Dans la première partie de cette étude, nous entendons montrer comment l’on peut passer, si l’on peut dire, d’une sémantique de la signification à une sémantique du sens, par la médiation d’une réflexion sur l’interprétation [2]. I. La notion de signification et les trois relations sémiotiques 1. Pour définir la signification C'est à la logica moderna de la fin du XIIème siècle que nous devons sans doute la notion moderne de signification [3] telle qu'elle s'est perpétuée dans divers contextes théoriques en philosophie du langage puis en grammaire et en linguistique. Il reviendra aux grammairiens philosophes des Lumières de ne plus rapporter l'étude de la signification à la logique, mais à la grammaire, et de la distinguer du sens. Dumarsais affirme :"il est du ressort de la grammaire de faire entendre la véritable signification des mots, et en quel sens ils sont employés dans le discours" (Traité des tropes, I, v). Il sera suivi notamment par Beauzée, dans l'article Sens de l’Encyclopédie méthodique.. Dans l'herméneutique allemande des Lumières (de Ernesti à Schleiermacher), une distinction en partie comparable s'établit entre Sinn (signification) et Bedeutung (sens). Dans tous les cas, la signification est définie comme une forme stable, indépendante ou peu dépendante des contextes, alors que le sens varie selon les contextes, et il n'est pas défini relativement à un signe isolé. Dans la tradition logique, la signification reste souvent assimilée à la compréhension (ou intension) du concept signifié par le mot, et opposée à l'extension. La thèse de Frege que la signification détermine la dénotation en témoigne : “il est naturel d'associer à un signe [...], outre ce qu'on pourrait appeler sa dénotation (Bedeutung), ce que je voudrais appeler la signification du signe (Sinn), où est contenu le mode de donation de l'objet”(1971, p. 103). La sémantique dite intensionnelle contemporaine étudie la signification (Sinn) ainsi définie. Abandonnant la problématique de la dénotation, la sémantique cognitive s’est concentrée sur la question des relations entre concepts au sein d’une même catégorie (ou classe). S’inspirant des travaux de Rosch en psychologie, elle a adopté le concept de prototype qu’elle définit tantôt comme exemplaire privilégié ou parangon (par exemple le canari serait le prototype de l’oiseau), tantôt comme un type abstrait dont les divers membres de Rastier : De la signification au sens - pour une sémiotique san... http://www.revue-texto.net/1996-2007/Inedits/Rastier/Rastier... 3 sur 19 2/02/09 uploads/Philosophie/ rastier-sens-signif.pdf

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