Une interprétation philosophique de Freud ARGUMENT Il importe de distinguer les
Une interprétation philosophique de Freud ARGUMENT Il importe de distinguer les deux attitudes qu'un philosophe peut adopter à l'égard de l'œuvre écrite de Freud: c la lecture~ et c une interprétation philosophique:., La lecture de Freud est un travail d'historien de la philosophie: elle ne pose pas de pro- blèmes différents de ceux que rencontre la lecture de Platon, de Descartes, de Kant, et peut prétendre au même genre d'objectivité. Une interprétation philosophique est un travail de philosophe : elle présuppose une lecture qui prétend à l'objectivité, mais elle prend position à l'égard de l'œuvre; elle ajoute à la reconstitution architectonique de cette œuvre une reprise dans un autre discours, celui du philosophe qui pense à partir de Freud, c'est-à-dire après lui, avec lui et contre lui. C'est c une :. interprétation philoso- phique de Freud que l'on propose ici à la discuss.ion. 1. La lecture ici présupposée tient le discours freudien pour un discours mixte, qui articule des questions de sens (sens du rêve, du symptôme, de la culture, etc.) et des questions de fol'ce (inves- tissement, bilan économique, conflit, refoulement, etc.); on admet ici que ce discours mixte n'est pas un discours équivoque, mais qu'il est approprié à la réalité dont il veut rendre compt~, à savoir Ja liaison du sens à la force dans une sémantique du désir. Cette lec:ture rend justice aux aspects les plus réaJistes et les plus natu- ralistes de la théorie freudienne, sans jamais cesser de traiter les c pulsions :t, cl'ioconscient :t, le c Ça:., comme des signifiés déchiffrés dans leurs effets de sens. 2. La question qui donne naissance à la présente interprétation est celle-ci : une philosophie réflexive peut-elle rendre compte de l'expérience et de la théorie analytiques? J'admets ici que le je pense, je suis, est le fondement de toute proposition sensée sur l'homme; si cela est vrai, il est possible de comprendre Freud en 160 UNE INTERPÛTATION PHILOSOPHlQOB DE FREUD formant le concept d'archéologie du sujet; ce concept définit le lieu philosophique du discours analytique; cc n'est pas un concept de Freud; je le forme afin de me comprendre moi-même compre- nant Freud : c'est dans la réflexion et pour la réflexion que la psychanalyse est une archéologie. Mais de quel sujet? La lecture de Freud est en même temps la crise de la phüo- sopbie du sujet; elle impose le dessaisissement du sujet tel qu'il s'apparaît d'abord à lui-même à titre de conscience; elle fait de la cooscience, non cne donnée, mais un problème et une tâche. Le Cogito véritable doit être conquis sur tous les faux Cogito qui le masquent. C'est ainsi que la lecture de Freud devient une aventure de la ré.6exion. 3. La question suivante est celle-ci: un sujet peut-il avoir une archéologie sans avoir une téléologie? Cette question n'existe pas sans la précédente; elle n'est pas posée par Freud, mais par la pensée réflexive, qui dit: seul a une arché un sujet qui a un telos; car l'appropriation d'un sens constitué en arrière de moi suppose le mouvement d'un sujet tiré en avant de lui-même par une suite de c figures :. (à la façon de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel} dont chacune trouve son sens dans les suivantes. Cette dialectique de l'archéologie et de la téléologie permet de réinterpréter quelques concepts freudiens, comme la sublimation et l'identification, qui n'ont pas, selon moi, un statut satisfaisant dans la systématique freudienne. Enfin cette dialec_tique est le sol philosophil,ue sur lequel peut être établie la corr~iémentarité des hennéneutiques rivales de l'art, de la morale et de la religion. Hors de cette dialectique, ces inter· prétations s'affrontent sans arbitrage possible ou se juxtaposent dans des éclectismes paresseux qui sont la caricature de la pensée. EXPOSÉ Je ne ferai pas de cette séance un plaidoyer pour un livre, mais plutôt une libre réflexion sur ses difficultés. D'entrée de jeu, deux questions se posent: 1. Peut-on, comme je le propose, distinguer la lecture de Freud et une interprétation philosophique de Freud? 161 HERMêN2UTlQUE ET PSYCHANALYSE d'une pluralité de c lieux :. et de c rôles-., où l'inconscient est polakement opposé au conscient et au préconscient, où le Ça est tout de suite dans "YU. rapport dialectique au Moi et au Surmoi Cette dialectique est celle même de la situation que la psychanalyse explore, à savoir l'entrelacs du désir et de la culture. Voilà pour- quoi je disais que Freud est venu chez nous; car, même lorsqu'il nous parle de pulsion, il nous en parle dans et à partir d'un plan d'expression, dans ct à partir de certains effets de sens qui se donnent à déchiffrer et qui peuvent être traités comme des textes : textes oniriques ou textes symptomatiques; oui, de textes qui surviennent dans le réseau des communications, des échanges de signes. C'est dans ce nülieu des signes que se déploie préc:isémeot l'expérience analytique, en tant qu'elle est une œuvre de parole, un duel de parole et d'écoute, une complicité de parole et de silence. C'est cette appartenance, tant de rexpérienœ analytique que de la doctrine freudienne, à l'ordre des signes qui légitime fondamentalement, non seulement la commuoicabllité de l'expé· rience analytique, mais son caractère homogène, en dernier ressort, à la totalité de l'expérience humaine que la philosophie entreprend de réfléchir et de comprendre. Voilà les présupposés qui ont guidé ma décision de lire Freud comme je lis les autres philosophes. Quant à cette lecture, je n'en dirai presque rien ici, puisque j'ai choisi de parier, devant la Société de philosophie, de l'inter- prétation philosophique que j'en propose; je commenterai seule- ment ce que j'ai appelé reconstitution architectonique, et donnerai à dessein à l'exposé un tour plus systématique que je ne l'ai fait dans le livre. L'œuvre de Freud me paraît pouvoir être répartie en trois grandes masses qui ont chacune une architecture propre et qui peuvent être considérées comme trois niveaux cooceptuels, qui trouvent leur expression la plus achevée dans des états de sys- tème que l'on peut enchaîner ensuite diachroniquement. Le premier réseau est constitué avec l'interprétation du rêve et du symptôme névrotique, et aboutit, dans les écrits de Métapsycho- logie, à l'état de système, connu sous le nom de première topique (la série : Moi, Ça, Surmoi constituant plutôt, selon le mot de Lagache, une personnologie). La deuxième grande masse de faits et de notions, qui constitue le second réseau théorique, contient l'interprétation de ra culture: œuvres d'art, idéaux et idoles; ce second réseau procède du précédent, en ce que celui~i contenait déjà la dialectique du désir et de la culture; maist en appliquant 164 UNE INTERPRÉTATION PHILOSOPHJQU2 DE FREUI) le modèle onirique de l'accomplissement de vœu à tous les effets de sens que l'on peut rencontrer dans la vie de culture, on est amené à remanier profondément l'équilibre atteint dans les écrits de Métapsychologie; le résultat de ce remaniement est un second état de système, qui s'exprime dans la séquence: Moi, Ça, Surmoi; elle ne remplace pas la première, mais se superpose à elle. La troi~ sième grande masse de faits et de notions, qui constitue le troisième réseau théorique, procède des remaniements imposés par l'intro- duction des pulsions de mort dans l'édifice antérieur; ce remani~ ment atteint les assises de rexistence, puisqu'il s'agit d'une redistribution des forces en fonction de la polarité érôs-thanatos; mais, comme le rapport entre pulsion et culture reste le gros fil conducteur, ce remaniement à la ba~e est aussi un remaniement au sommet; l'entrée en scène de la pulsion de mort implique en effet la plus importante réinterprétation de la culture, celle qui s'exprime dans Malaise dtJns la civilisation; c'est dans la culpabilité, dans Je malaise du civilisé, dans la clameur de la guerre que la pulsion muette vient à crier. Voilà en gros l'architectonique du freudisme. Comme on voit, il y a un développement, mais qui n'est compréhensible que si on procède d'état de système en état de système. On aperçoit alors une ligne sensée qui sc déploie d'une représentation mécaniciste de l'appareil psychique à une drama- turgie romantique de la vie et de la mort. Mais ce développement n'est pas incohérent; il procède par remaniements successifs de structures. Et c~::tte suite de remaniements se produit à l'inté- rieur d'un milieu homogène, à savoir les effets de sens du désir. C'est ce milieu homogène de toutes les restructura· tions de la doctr.ire freudienne que fai appelé sémantique du désir. Mais je veux en venir à J'objet principal de cette communica~ tion. Une interprétation philosophique de Freud. Je l'aborderai par la deuxième objection que l'on peut faire à une pareille entre- prise; ne peut-Qn pas légitimement récuser toute tentative d~ reprendre une œuvre comme celle de Freud dans un autre dis~ cours? L'œuvre de Freud, dira-t--on, est une totalité qui se suffit à ell~même; vous la faussez si vous la placez dans un autre champ de pensée que celui-là même qu'elle engendre. Cet argument a une force considérable; il vaudrait pour tout autre penseur : mais il a une force particulière dans le cas de Freud; il uploads/Philosophie/ ricoeur-une-interpre-tation-philosophique-de-freud-le-conflit-des-interpre-tations-seuil-paris-1969.pdf
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- Publié le Apv 09, 2022
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