Frédéric Schiffter Sur le blabla et le chichi des philosophes 2002 Préface Ce p
Frédéric Schiffter Sur le blabla et le chichi des philosophes 2002 Préface Ce petit livre est le fruit de réflexions d’un professeur sur la vie en général, sur la philosophie qu’il enseigne en particulier et peut-être surtout sur celle qu’il n’enseigne pas et refuse d’enseigner : soit, pour le dire en bref, la philosophie sous toutes ses formes académiques, même lorsque celles-ci concernent, à ses jeux, des philosophes illustres (tel Platon, fondateur, précisément, de l’Académie). Il pourrait s’intituler Contre les philosophes ou Contre la philosophie s’il ne proposait pas une autre philosophie que Frédéric Schiffter(1) pratique pour son compte, philosophie qu’on pourrait aujourd’hui qualifier d’« alternative » et qui a en effet constitué historiquement une sorte de pensée parallèle par rapport à la philosophie officiellement reconnue pour telle. Contre Platon, les Sophistes ; contre métaphysiciens et ontologues, Machiavel et Baltasar Gracián ; contre la réalité irréelle, fondée sur l’idée ou l’Être, la réalité réelle qui est celle des phénomènes et des apparences. Les réflexions de Frédéric Schiffter, qu’on les tienne pour philosophiques ou antiphilosophiques, sont évidemment inséparables d’une humeur portée sur le scepticisme et le pessimisme, un peu à la manière de Cioran. Frédéric Schiffter fait de l’ennui une composante fondamentale de la vie humaine (tel Schopenhauer) ; mais en même temps il défend sans cesse la réalité contre les utopies qui en interdisent une vision lucide et qu’il range dans deux catégories philosophiques qui lui sont personnelles : l’ordre du blabla et l’ordre du chichi. Le premier concerne le domaine des discours destinés à endormir la méfiance et l’esprit critique. Le second, le domaine des discours ayant pour vocation de dévaloriser l’existence réelle au profit de l’essence. L’homme du blabla vante l’irréel : c’est un charlatan. L’homme du chichi décrie le réel : c’est un précieux dégoûté. Mélangeant comme Montaigne anecdotes et considérations philosophiques, écrit dans une langue simple et élégante, ce livre se lit d’une traite et très agréablement. Il procure à son lecteur la dose de plaisir nécessaire à toute entreprise philosophique – et d’ailleurs à toute entreprise. Comme le dit l’auteur lui-même au début de son livre : « Lire de la philosophie ne vaudrait pas pour moi une heure de peine si cela ne devait me procurer un peu de plaisir. De même quand j’essaie d’en écrire. Comme dit Montaigne, je m’adonne alors à un “honnête amusement”. “Amusement”, car écrire reste un bon moyen pour me désennuyer ; “honnête”, car écrire me permet de voir clair en mes pensées. » À la fois clair et amusant, le livre de Frédéric Schiffter tient parfaitement ses promesses. Clément ROSSET. Sur le blabla et le chichi des philosophes AVANT-PROPOS Lire de la philosophie ne vaudrait pas pour moi une heure de peine si cela ne me procurait un peu de plaisir. De même quand j’essaie d’en écrire. Je m’adonne alors, comme dit Montaigne, à un « honnête amusement ». « Amusement », car écrire reste un bon moyen pour me désennuyer ; « honnête », car écrire me permet de voir clair en mes pensées. J’ai souvent le sentiment que ce que je produis n’est que la parodie d’un ouvrage parfait écrit jadis par moi en un temps immémorial. Néanmoins je m’obstine. « J’écris donc je pense », tel est mon cogito de philosophe amateur. Comme tout le monde je peux à bon droit me prévaloir d’une « vie intérieure » faite de sentiments, d’intuitions et d’impressions qu’on appelle pensée, mais faute d’extraire cette pensée de son magma psychique pour la remonter bien lisiblement à la surface d’une feuille de papier, je me condamnerais à n’avoir qu’une pensée profonde. Or seule une pensée superficielle mérite l’attention, à commencer chez le penseur lui-même. « La forme, aurait dit Victor Hugo, c’est le fond qui remonte à la surface. » En exposant dans la clarté verbale ce que je crois penser, en l’écrivant et en le lisant, cela me permet de vérifier si je pense bien quelque chose, ou, ce qui revient au même, si ce que je pense est « bien pensé ». Ce qui ne signifie pas que je sois par là même le premier lecteur de ma pensée, tant il est vrai qu’on ne lit d’abord en soi que celle de ses aînés et, évidemment, celle de ses maîtres. Pas de pensée propre qui ne soit une appropriation, voire une expropriation ; pas de pensée nouvelle qui ne soit une reprise. C’est le style ou le ton qui fera, peut-être, l’originalité de ce que l’on écrit et qui, comme cela est souhaitable, fera l’agrément du lecteur. L’idéal, selon moi, est d’écrire sous une forme rapide et lapidaire, à la manière des moralistes qui, selon Joubert, sont tourmentés par « la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot ». Le plaisir de lire des aphorismes ne tient pas alors qu’à une question de style, mais également à une question de confort intellectuel. Qu’on ne compte pas sur moi pour dénigrer la formule du « prêt-à-penser ». Un ouvrage d’Aristote, de Kant ou de Hegel me rebute non en raison de sa dimension « systématique », mais exactement pour la raison contraire. Censé offrir une vision globale et cohérente de la réalité, un système devrait être d’un accès facile. Or, il se passe tout le contraire. Personne, même le spécialiste le plus averti, ne peut prétendre en toute sincérité connaître la vision du monde de ces philosophes longs, répétitifs et souvent filandreux. Combien de fois ai-je été obligé de m’arrêter et de revenir en arrière en lisant leurs pages sans pour autant parvenir à une totale compréhension de leur propos. On ne malmène pas impunément ma paresse ; c’est sans effort et, encore une fois, sans délai, que j’ai besoin de saisir une pensée. Voilà pourquoi l’aphorisme, qui ne démontre pas mais schématise, me comble. Composé avec concision et adressé à l’esprit de finesse que son auteur attend de moi, il s’annonce comme un véritable système miniature, univoque et, pourquoi pas, imparable. Bien vu, bien dit ? Alors, sitôt lu, sitôt saisi, et ma mémoire le retiendra. Malheureusement, en allant souvent chercher l’essentiel dans la digression, je n’atteins pas à cette précision, et il me serait difficile de fournir une table des matières ou même un index des notions que je traite. Mais il n’empêche que, séduit par ce genre d’écriture, je m’évertue moi aussi à écrire court et clair, car, comme dirait encore Montaigne, rien n’est plus « malhonnête » pour un auteur que d’être long par obscurité et prolixité. Vivre c’est faire bref, et un essai, sur ce point, doit imiter la vie. « Mercure : – Je vends la vie parfaite, la vie sainte et vénérable. Qui achète ? Qui veut être au-dessus de l’homme ? » Lucien de Samosate. « Ne sois pas trop juste, et ne pratique pas trop la sagesse : pourquoi te rendre ridicule ? » L’Ecclésiaste. L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses. Quand bien même je n’en laisse rien voir, j’ai du mal à m’entendre dire que je ne suis pas doué pour « la fête » – tellement c’est juste –, et le dilettantisme qu’on m’impute à crime dans ma profession, et dont je me flattais jadis, ne me réjouit plus. Qu’on me traite de triste sire ou de farceur, c’est comme si on me rappelait à chaque fois une détestable infirmité. Le temps circule mal dans mes veines. Cela me donne, paraît-il, un teint sombre qui détonne avec la motivation que l’on se doit d’arborer aujourd’hui sur sa face. Mais s’il est encore possible à des handicapés dans mon genre d’échapper au devoir de s’amuser, la chose s’avère plus délicate s’agissant du devoir d’être consciencieux, notamment dans leur métier. Le mien, que j’exerce depuis vingt ans, consiste à apprendre la philosophie à des lycéens. Au début, comme cela était nouveau, je me suis volontiers pris au jeu. D’une part il m’importait de transmettre le savoir que j’avais acquis et, d’autre part, il me plaisait de trouver et d’utiliser les ficelles propres à capter l’attention d’un public dérouté par cette discipline, la moins scolaire d’entre toutes. Autant les débats pédagogiques me faisaient bâiller, autant exposer à de jeunes esprits la conception de l’amour chez Platon ou la notion du stade esthétique chez Kierkegaard me semblait, eu égard à l’enseignement d’autres matières réputées plus sérieuses et plus utiles, un sport assez élégant. Dans l’emploi du temps encombré de mes élèves uploads/Philosophie/ schiffter-frederic-sur-le-blabla-et-le-chichi-des-philosophes-2011-presses-universitaires-de-franc.pdf
Documents similaires










-
70
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 14, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3270MB