Akasa dans le Vaiśeṣika : espace vide ou plein ? Sabine Rabourdin 10 septembre
Akasa dans le Vaiśeṣika : espace vide ou plein ? Sabine Rabourdin 10 septembre 2013 http://indecise.hypotheses.org/295?utm_source=alert Ce billet est issu d’une présentation lors du colloque du SARI (société de recherche sur les mondes indiens) en juin 2012. Comment expliquer la présence d’Ākāśa dans certaines théories de la connaissance ? Parmi les écoles de pensée classiques indiennes, les philosophies jaïnistes, bouddhistes, et carvakistes ne comptaient que quatre éléments de base : l’eau, la terre, le feu et l’air. Les écoles Sāṃkhya, Nyaya, et Vaiśeṣika en comptent un cinquième : Ākāśa. Pourquoi lui avoir attribué notamment la capacité unique d’être le support du son (śabda) ? Pour tenter de répondre à ces questions, je me suis intéressée à l’école de pensée du Vaiśeṣika. J’ai choisi cette école parce qu’elle propose un cadre de description des propriétés de la matière et une métaphysique, associée à une logique. Akasa a été traduit par “espace”. Mais tenter de faire correspondre cet espace à nos visions modernes serait nous éloigner de l’importance de la substancialisation de l’espace et du temps dans l’histoire de la pensée indienne. Le Vaiśeṣika, histoire et philosophie Le Vaiśeṣika est l’une des six écoles de philosophies orthodoxe (darsanas) de l’Inde ancienne. Le premier compilateur connu du système de philosophie Vaiśeṣika fut Kanāda (v.-300) qui est supposé avoir rédigé les Vaiśeṣika sūtras (V.S). Le plus connu des commentateurs est Praśastapāda (v. +530). De nombreux commentaires ont suivi. Comment faire une étude conceptuelle par exemple sur Ākāśa, avec tous ces feuilletages d’interprétation ? Une des possibilités est de faire une analyse historique et philologique du concept à travers ces différents commentaires. Une étude historique des sources et des commentaires est disponible dans l’ouvrage Nyāya-Vaiśeṣika de Bimal Krishna Matilal1 [1]. Je choisis dans le cadre court de ce mémoire de faire plutôt une analyse philosophique en s’intéressant prioritairement aux concepts, même si bien sûr, l’étude historique en est une donnée essentielle. Ma démarche consiste à interroger le rôle d’Ākāśa dans un tel système philosophique, mais en resituant au mieux de mes possibilités ces questionnements dans leur contexte historique. J’ai bien conscience qu’une étude plus poussée nécessiterait davantage de travail 1 1 d’histoire et de philologie, notamment à travers une étude critique des commentaires et de leurs traductions. Pour le Vaiśeṣika, il s’agit de résumer, classer et consigner les phénomènes pour obtenir un juste savoir de la nature réelle des objets et du soi. Le terme Vaiśeṣika provient du mot viśeṣa (différence, particularité). La philosophie du V.S se base sur 6 unités ontologiques de base ou «catégories» (padārtha पदाथर) : substance (dravya), qualité (guṇa), l’action (karma), l’universel (Sāmānya), particularité (viśeṣa) et inhérence (Samavāya)2 [2]. Les 9 substances du Vaiśeṣika sont les constituants irréductibles et indestructibles du monde3 [3]. L’inhérence est ce qui relie une cause et son effet, le tout et les parties, une substance et ses qualités. Les quatre substances «atomiques» (mahabhutas), à savoir la terre, l’eau, le feu et l’air, se produisent sous deux formes: éternels (nitya) et sous la forme non éternelle (anitya) d’objets constitués d’atomes. Chacune est associée à l’un des cinq organes des sens. Les cinq autres substances “non- élémentaires” sont Ākāśa, diś (la direction, l’espace géométrique), kala (le temps), manas (le mental) et atman (l’esprit). (Il est à noter ici que diś est un autre élément en relation avec la notion d’espace, mais alors qu’Ākāśa semble se référer au contenu de cet espace, diś est davantage en lien avec l’idée de lieu et de direction.) Le VS est connu pour présenter un élément invisible et intangible, qui est appelé aṇu ou paramaṇu selon qu’il prend ou non une forme tangible. C’est la plus petite dimension possible d’une particule élémentaire. Cet aṇu a souvent été traduit par «atome». Les atomes sont imperceptibles et leur existence est déduite du processus de division et du refus logique de la régression à l’infini4 [4]. Les 373 sūtras du Vaiśeṣika Sūtra sont regroupés en 10 chapitres, divisés chacun en deux leçons. Analyse d’Ākāśa dans le Vaisiseka J’étudie certains sūtras du chapitre 1 du livre 2 du Vaiśeṣika Sūtra –et de ses commentaires «Upaskāra» par Śankara Miśra (XVème siècle) et «Vivṛitti» par Jayanārāyana. J’ai choisi ces sūtras car ils s’intéressent à l’inférence d’Ākāśa et permettent de déceler ses caractéristiques. Ils détaillent en particulier sa relation au mouvement et au son, et nous amènent à nous demander lequel de ces éléments est le plus révélateur de l’existence d’Ākāśa… J’ai cependant bien conscience que le cadre limité de ce mémoire ne me permet pas d’étudier d’autres sūtras, qui mériteraient pourtant une étude approfondie pour appréhender plus précisément ce que recèle Ākāśa. L’analyse des sutras suivant provient de quatre sources différentes (traductions et commentaires) : 2 3 4 2 -The Vaiśeshika aphorisms of Kaṇāda with comments from the Upaskāra of Śankara Miśra and the Vivṛitti of Jayanārāyana- Tarkapaṅchānana / tr. by Archibald Edward Gough / Benares : E.J. Lazarus & co.; [etc., etc.] , 1873 -The Vaiśeṣika sūtras of Kaṇāda, with the commentary of Śāṅkara Miśra and extracts from the gloss of Jayanārāyaṇa. Notes from the commentary of Chandrakānta, tr by Nandalal Sinha, Allahabad, Pāṇini Office, 1911, Reprinted: The Sacred Books of the Hindus, Vol.v1.The Panini Office, Bhuvaneswari Asrama, Allahabad, 1923. AMS Press, New York, 1974. -The Vaiśeshika sūtras of Kaṇāda, with the Commentary of Candrananda, Critically Edited by Muni Sri Jambuvijayaji Oriental Institute, Baroda, 1961 -The Vaiśeshika sūtras of Kaṇāda, translated by Debashish Chakrabarty, DK printworld, Delhi, 2003 Ākāśa et le mouvement : une rivalité entre école qui souligne les spécificités d’Ākāśa 2.1.20Niṣkramaṇam praveśanam ity ākaśasya liṅgam (j’introduis volontairement des espaces entre les mots pour une meilleure visualisation des parties de la phrase). « Entrée » et « sortie », telle est la marque d’Ākāśa 2.1.21 Tad aliṅgam eka dravyatvāt kharmmaṇaṣ Cela [pravesanam et niskrmana] n’est pas une marque de l’existence d’Ākāśa car une action n’est inhérente qu’à une [seule] substance. Le premier point surprenant concerne l’usage de « lingam » : la marque, le signe d’Ākāśa. Chaque qualité est inhérente à une substance. Une substance ne peut être appréhendée sans qualités mais une qualité ne peut exister sans sa cause première, qui est la substance. Il s’agit donc de trouver quelle qualité, quel effet perceptible peut nous faire remonter à Ākāśa. Pour certains commentateurs, -iti- se réfère au sūtra 1.1.7 “L’action englobe l’acte d’envoyer en haut, d’envoyer en bas, la contraction, l’expansion et le déplacement sur une ligne droite”[5]. Pourquoi alors ne pas avoir dit que karma est le signe d’Akasa ? Mais « iti » peut aussi introduire une citation. Ce sūtra exprimerait, selon les commentateurs,le point de vue des philosophes du Sāṃkhya pour qui le mouvement[6] des substances (tels que leur sortie et entrée,…) est impossible sans l’existence d’Ākāśa. Il y a 3 deux manières de prendre en compte dans le sūtra 2.1.21 le mot « eka » (un). Si l’on traduit eka par « une » simplement « une action n’est inhérente qu’à une substance», qui est la traduction d’E.Gough[7], on aboutit à un paradoxe, car Ākāśa est bien une dravya, une substance. C’est l’une des 9 substances. A moins que soit sous-entendu « substance tangible » tel que le propose le commentateur Misra. Ce dernier insiste sur le fait que l’action ne peut se produire que dans les substances tangibles – en fait, selon le Vaiśeṣika, elle ne se produit que pour les 4 éléments et l’esprit (manas) (voir tableau yy). Akasa n’est donc pas une substance tangible et solide. Soit comme seule substance[8]: « Cela [pravesanam et niskrmana] n’est pas une marque de l’existence d’Ākāśa car une action n’est inhérente qu’à une [seule] substance ». Il faut alors entendre que l’action d’entrée et sortie est déjà la marque d’une autre substance, donc, elle ne peut être celle d’Ākāśa. En fait, l’action est présente dans les substances tangibles, donc dans plusieurs substances. Il faut donc entendre différemment ce sutra. Veut-il dire qu’une action ne se produit que dans une substance à la fois, comme le pense le VS[9] Donc, la réfutation de cette idée attribuée au Samkhya reposerait soit sur l’argument qu’Akasa n’est pas une substance tangible, soit sur l’argument qu’une action ne se produit au même moment que dans une seule substance, or Akasa étant absolument pénétrant… Quelque soit le sens de cette réfutation, il me semble qu’il faut plutôt s’intéresser à deux éléments particulièrement surprenants dans ce sūtra :1. la référence à une autre école de pensée, 2. l’évocation de deux mouvements (entrée et sortie) spécifiques plutôt que le mouvement (vega) ou l’action (karma) en général. a. Dispute d’école D’après mes recherches[10], il s’agirait non d’une polémique avec le Sāṃkhya mais avec les bouddhistes[11]. On peut néanmoins comprendre le couple "entrée-sortie", "signe caractéristique" d’ Ākāśa, « comme condition de possibilité de la dualité dedans/dehors ou intérieur/ extérieur, c'est-à-dire comme spatialité en général; une notion, à vrai dire, commune aux darshanas brahmaniques et non spécifique du Sāṃkhya. »[12] On comprend donc que ce sūtra introduit une polémique plus large qui s’interroge sur la spatialité en termes de dualité. Pourtant, le Vaiśeṣika est uploads/Philosophie/ sabine-rabourdin-akasa-dans-le-vaise-ika-vide-ou-plein.pdf
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- Publié le Jul 25, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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