1 LE SCEPTICISME ET LES HYPOTHESES DE LA PHYSIQUE SOPHIE ROUX RÉSUMÉ : L'Histoi
1 LE SCEPTICISME ET LES HYPOTHESES DE LA PHYSIQUE SOPHIE ROUX RÉSUMÉ : L'Histoire du scepticisme d'Erasme à Spinoza est souvent invoqué pour appuyer trois thèses : premièrement, Descartes aurait eu une conception dogmatique de la science, et conséquemment de la physique ; deuxièmement, l'épistémologie hypothétique de la physique qui se répand au XVIIe siècle serait la conséquence d'une crise sceptique générale ; troisièmement, cette épistémologie aurait trouvé un terrain plus favorable en Angleterre qu'en France. Ces trois thèses méritent d'être réévaluées : il existe dans l'œuvre cartésienne une tension entre l'idéal d'une science totalement certaine et une physique pleine d'hypothèses ; la manière dont les philosophes mécaniques recourent à des hypothèses est indissociable de leur conception de la physique ; les physiciens parlent par hypothèses aussi bien en France qu'en Angleterre à la fin du XVIIe siècle. Le problème général abordé ici par le biais du livre de Richard H. Popkin est donc le suivant : dans quelle mesure et pour quelles raisons certaines propositions physiques ont-elles été présentées comme des hypothèses au XVIIe siècle ? MOTS-CLEFS : Popkin, scepticisme, épistémologie de la physique, hypothèse, Descartes, philosophie mécanique SUMMARY : The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza is often called upon to support three theses: first, that Descartes had a dogmatic notion of systematic knowledge, and therefore of physics; second, that the hypothetical epistemology of physics which spread during the XVIIth century was the result of a general sceptical crisis; third, that this epistemology was more successful in England than in France. I reject these three theses: I point first to the tension in Descartes' works between the ideal of a completely certain science and a physics replete with hypotheses; further, I argue that the use of hypotheses by mechanical philosophers cannot be separated from their conception of physics; finally I show that, at the end of the XVIIh century, physicists in France as well as in England spoke through hypotheses and I examine different ways of explaining this shared practice. Richard H. Popkin's book serves therefore as a starting point for insights into the general problem: to what extent and for what reasons some propositions in physics have been presented as hypotheses in the XVIIh century? 2 KEYWORDS: Popkin, scepticism, epistemology of physics, hypothese, Descartes, mechanical philosophy ZUSAMMENFASSUNG : Die Geschichte des Skeptizismus von Erasmus bis Spinoza wird oft benutzt, um drei Thesen zu vertreten: 1. Descartes hätte eine dogmatische Auffassung von Wissenschaft und folglich von Physik gehabt; 2. die Begründung der Physik auf Hypothesen, die sich im 17. Jahrhundert ausbreitete, wäre die Folge einer allgemeinen skeptischen Krise; 3. diese Epistemologie wäre in England auf größere Zustimmung als in Frankreich gestoßen. Nach einer erneuten Auseinandersetzung mit dieser drei Behauptungen läßt sich das Folgende sagen : 1. es existiert im Werk Descartes' eine Spannung zwischen dem Ideal einer vollständig sicheren Wissenschaft und einer mit Hypothesen arbeitenden Physik; der Gebrauch von Hypothesen hängt untrennbar mit der Konzeption der Physik der mechanischen Philosophen zusammen; am Ende des 17. Jahrhunderts argumentierten Naturwissenschaftler in Frankreich wie in England mit Hypothesen. Das durch das Buch von Richard H. Popkin angeregte allgemeine Problem, das hier erörtert werden soll, ist damit das folgende: in welchem Maße und aus welchen Gründen sind gewisse physikalische Sätze im 17. Jahrhundert als Hypothesen formuliert worden? STICHWÖRTER : Popkin, Skeptizismus, Begründung der Physik, Hypothese, Descartes, mechanische Philosophie Sophie Roux, née en 1965, est agrégée de philosophie et docteur en histoire des sciences. Atuellement chercheur au Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgechichte, elle étudie la physique et la philosophie au XVIIe siècle. Adresse : Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgechichte, Wilhelmstrasse 44, D- 10117 Berlin. Courrier électronique : roux@mpiwg-berlin.mpg.de 3 Introduction1 Les premières recensions de l'Histoire du scepticisme et les recueils ultérieurement consacrés à l'histoire du scepticisme2 indiquent rétrospectivement quels furent les deux apports décisifs de cet ouvrage : en montrant la force de la tradition sceptique au XVIIe siècle, il bouleversait l'appréhension traditionnelle des "grands classiques" ; l'existence d'un courant fidéiste détruisait d'autre part l'idée reçue que scepticisme et incroyance religieuse vont toujours main dans la main. Il ne s'agira pas ici de remettre en cause l'un ou l'autre de ces apports, et il serait ridicule, plus de trente ans après que Popkin a publié son livre, de lui reprocher de n'avoir pas écrit une Histoire du scepticisme scientifique qu'il n'a jamais voulu écrire ; il est cependant légitime de rappeler que la perspective qui était la sienne excluait par définition d'autres perspectives possibles. L'enquête portera plus spécifiquement sur la catégorie popkinienne de scepticisme modéré : elle a eu un succès si considérable en histoire des sciences qu'elle renvoie indifféremment à la notion de certitude morale, à une pratique controversiale du dialogue, à la question générale de la certitude des sciences, à l'idée que certains énoncés physiques sont des hypothèses ou à l'apparition du calcul des probabilités. Il s'agira de montrer, à partir d'une question particulière, la diversité épistémique et historique de ces éléments ; cette question particulière est celle des hypothèses en physique. On peut présenter le problème à partir d'une constatation terminologique. Un grand nombre de textes du XVIIe siècle affirment que certains énoncés physiques, qu'il s'agisse de propositions isolées ou des théories qu'elles forment prises toutes ensemble, sont seulement des "hypothèses" ou des "conjectures", "probables" ou "vraisemblables". Or ces termes n'ont pas une signification constante d'un texte à l'autre. Dire qu'une proposition est une hypothèse, c'est parfois la stigmatiser comme incertaine (et cela soit parce qu'elle ne porte pas sur des objets immédiatement évidents aux sens ou à la raison, soit parce qu'elle ne peut être déduite d'autres propositions considérées comme évidentes), mais parfois aussi simplement indiquer sa fonction dans une chaîne démonstrative : elle est ce qui est posé en premier et dont on peut déduire d'autres propositions3. "Probable" et "vraisemblable" désignent de leur côté une opinion non absolument certaine mais tout de même acceptable, soit parce que des personnes sages et honorables l'ont approuvée, soit parce qu'elle est appuyée par de "bonnes raisons", autrement dit des raisons qui suffisent à emporter la conviction sans être entièrement démonstratives4. Peut-on malgré ces différences sémantiques identifier un dénominateur commun minimal des textes en question et construire une catégorie comme celle d'épistémologie hypothétique de la physique ? Si ce n'est pas le cas, comment du moins rendre compte de l'introduction du langage des hypothèses en physique ? Telle est finalement la question à laquelle cet article doit répondre5. 4 En un mot, la catégorie de scepticisme modéré que Popkin avait construite dans le contexte d'une histoire du scepticisme n'est pas forcément adaptée à une histoire du statut épistémologique des énoncés physiques au XVIIe siècle ; je me demande quelles catégories lui substituer et dans quel espèce de discours historiques ces catégories opèrent. Je procéde à cet effet en trois temps. Le schéma interprétatif de Popkin est fondé sur l'opposition entre le dogmatisme de Descartes et le scepticisme de Mersenne et Gassendi ; je m'interroge en premier lieu sur la portée de cette opposition, car la physique concrète de Descartes recourt comme celle de Gassendi à des hypothèses. En deuxième lieu, alors que Popkin interprète le scepticisme modéré principalement comme une réaction à la crise sceptique générale amorcée au XVIe siècle, je soutiens que la conception hypothétique de la physique a partie liée avec la manière dont les philosophes mécaniques concevaient l'objet de la physique. Enfin, contre l'idée que le scepticisme modéré a du se réfugier à la Royal Society faute de trouver un terrain favorable sur le continent, j'examine dans quelle mesure et pour quelle raison le discours des hypothèses l'emporte également en France à la fin du XVIIe siècle. 1. Les hypothèses de la physique cartésienne Rappelons succinctement comment Popkin construit la catégorie de scepticisme modéré. La crise sceptique, initialement occasionnée par des controverses religieuses et avivée par la redécouverte des textes pyrrhoniens, a selon lui provoqué deux réactions chez les savants du début du XVIIe siècle. Descartes d'un côté, maintenant l'idéal aristotélicien et dogmatique de la science, aurait tenté de retourner le scepticisme contre lui-même en tirant d'un doute radical une certitude métaphysique sur laquelle fonder la science. D'un autre côté, Peiresc, Mersenne, Roberval, Fermat ou Gassendi, cherchant une voie moyenne entre le scepticisme et le dogmatisme, auraient élaboré une nouvelle conception de la science : elle aurait pour objet les apparences et non la nature des choses ; sa modalité serait celle du vraisemblable et du probable, plutôt que de l'évidence et de la certitude. C'est cette conception de la science que Popkin appelle "scepticisme modéré" ou "constructif"6. En peignant Descartes comme un penseur solitaire, attardé dans la quête vaine d'une certitude absolue, alors qu'une pléiade de savants auraient depuis longtemps compris qu'il fallait se contenter d'hypothèses probables en physique, Popkin ne faisait qu'ajouter une pièce à un dossier aussi vénérable que problématique7. Le Descartes qui intervient dans ce dyptique est en effet celui des Méditations ; or, quelle que soit la valeur fondatrice de cet ouvrage, il ne résume pas l'œuvre cartésienne, et, en particulier, ne préjuge pas de la manière uploads/Philosophie/ sophie-roux-sobre-las-hipo-tesis-de-la-fi-sica.pdf
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- Publié le Dec 10, 2021
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