L’Homme Revue française d’anthropologie 223-224 | 2017 De la responsabilité Spl

L’Homme Revue française d’anthropologie 223-224 | 2017 De la responsabilité Splendeur et misère de la ciné-transe Jean Rouch et les adaptations successives d’un terme “mystérieux” Splendor and Misery of “ciné-transe” : Jean Rouch’s Successive Adaptations of a “Mysterious” Notion Baptiste Buob Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lhomme/30697 DOI : 10.4000/lhomme.30697 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2017 Pagination : 185-220 ISBN : 978-2-7132-2690-8 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Baptiste Buob, « Splendeur et misère de la ciné-transe », L’Homme [En ligne], 223-224 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 06 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/ 30697 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.30697 © École des hautes études en sciences sociales L’Homme 223-224 / 2017, pp. 185 à 220 CENTENAIRE DE JEAN ROUCH Les éléments saillants de la vie, de la pensée et de l’œuvre de Jean Rouch sont aujourd’hui rendus aisément accessibles non seulement par ses films et ses textes, mais aussi grâce à une multitude d’entretiens – retranscrits, filmés ou radiophoniques 1 –, ainsi qu’à une abondante littérature le concernant 2. Cependant, l’ensemble de ces propos ne suffit pas à lever le voile sur certains aspects de cet ethnologue-cinéaste au caractère éminemment « cryptique » (Fulchignoni 1981 : 6). Le « projet Rouch », fortement idiosyncrasique, repose essentiellement sur l’intuition et échappe aux catégorisations intel- lectuelles conventionnelles (Grimshaw 2001 : 90 et 192). Jean-Paul Colleyn souligne ainsi que c’est principalement par ses films que Rouch a mené son « combat pour la liberté des formes d’expression », soutenant que dans ses écrits, en revanche, « il n’adopta pas une démarche conquérante : il ne chercha ni à défendre une nouvelle éthique de l’enquête de terrain, ni à construire 1. Pour faciliter la lecture et alléger l’article, les renvois aux textes de Rouch ne font pas figurer son nom mais seulement la date de publication, et les renvois aux entretiens avec Rouch (qu’ils soient enregistrés ou retranscrits) sont précédés d’une astérisque – par exemple, « (*Fulchignoni 1981) » désigne un entretien donné par Rouch à Enrico Fulchignoni en 1981. Il est à noter que la frontière entre articles et entretiens est souvent difficile à tracer : plusieurs textes de Rouch sont des entretiens retranscrits et certains entretiens sont pour partie composés d’extraits de textes antérieurs – comme celui dont il est fait mention dans cette note. 2. Outre des articles isolés et indépendamment de recueils de ses textes (1997 ; Feld, ed. 2003 ; Merle des Isles, ed. 2008 ; Colleyn, ed. 2009), des numéros de revues (Visual Anthropology, 1989, 2 (3-4) : The Cinema of Jean Rouch ; CinémAction, 1981, 17 : Jean Rouch, un griot gaulois et 1996, 81 : Jean Rouch ou le ciné-plaisir), des témoignages (Sauvy 2006), des ouvrages collectifs (Eaton, ed. 1979 ; Rothman, ed. 2007 ; Ten Brink, ed. 2007), ainsi que des sommes biographiques (Stoller 1992 ; Scheinfeigel 2008 ; Henley 2009) lui ont été consacrés. Splendeur et misère de la ciné-transe Jean Rouch et les adaptations successives d’un terme “mystérieux” Baptiste Buob « En examinant le contenu de la notion de cinétranse, la méthodologie cinématographique aborde un domaine dont rendent difficilement compte les catégories de l’épistémologie du sensible. Celle-ci porte en effet la marque du rationalisme et de l’intellectualisme étroits qui ont pendant longtemps présidé à son développement ; si bien que l’introduction de cette notion donne aux textes de méthode un caractère insolite et pour tout dire farfelu qui les rapproche des articles et des discours de Salvador Dali, lequel figure, comme Jean Vigo, parmi les surréalistes qui se rattachent à la tradition de l’esthétique baroque » (Xavier de France 1985 : 22). 186 Baptiste Buob une épistémologie de l’image » (Colleyn 2009 : 13). L’idée est en effet répan- due qu’il existe un important décalage entre les ambitions écrites de Rouch, méfiant quant à la théorie, et la force de ses propositions cinématographiques (Stoller 1992 ; Ruby 2000 ; Henley 2009 et 2010). Rouch donne d’ailleurs lui-même une explication convaincante de cet apparent décalage : « il est à peu près impossible d’être à la fois le praticien de techniques nouvelles et le théoricien permanent de sa propre expérimentation » (1979a : 7). Et c’est principalement pour sa riche ethnographie des populations songhay du Niger, ses films et ses propositions méthodologiques au service d’une anthropologie partagée 3, que Rouch est convoqué. La « ciné-transe », qui a tant fait fureur depuis son invention par Rouch au début des années 1970 (de Hasque 2014 : 43), possède un statut particulier. Repris par une multitude d’auteurs selon des acceptions très variées 4, ce terme est souvent pensé comme un concept unifiant l’ensemble de la pensée de Rouch (MacDougall 1995 ; Ruby 2000 ; Niney 2002 ; Grimshaw 2002 ; Piault 2004 ; Scheinfeigel 2008). Je propose ici de me concentrer sur cette notion en partant d’une double hypothèse : d’une part, dans l’optique d’une histoire intellectuelle, l’étude des formulations successives de la ciné-transe par Rouch lui-même offre une porte d’entrée originale sur l’évolution de son parcours personnel ; d’autre part, l’étude de la ciné-transe témoigne, derrière un apparent désordre, de la force théorique des propositions de Rouch pour penser la singularité de certains actes cinématographiques. Les références directes de Rouch à la ciné-transe sont éparses, disséminées par bribes dans différents textes et entretiens aux statuts hétéroclites 5. Cette ciné- 3. Ayant très tôt montré ses réalisations aux personnes filmées et considérant le cinéma comme une pratique interactive par laquelle le cinéaste n’a pas à faire semblant d’être absent et au cours de laquelle « tous les protagonistes assument leur appartenance à un même temps et un même lieu » (Colleyn 2004), Rouch a joué un rôle précurseur dans le « tournant réflexif » de l’anthropologie (cf. notamment De Groof 2013 ; Hockings et al. 2014 ; Carta 2015). C’est presque uniquement par ce prisme que les apports de Rouch sont considérés. 4. La ciné-transe a été notamment mobilisée pour désigner : une forme ou un style cinématogra- phique (Balikci 1985 : 19 ; Wable 1998 : 255-256), la participation du cinéaste aux situations qu’il filme (Ungar 2003 : 8), l’état de transe/possession du cinéaste filmant (Cowie 2007 ; Lallier 2008), l’intimité de la relation sociale qui s’établit lors d’un tournage (Lallier 2009 : 72), l’état singulier d’une certaine pratique de création filmique (X. de France 1985 ; Stoller 1992 ; Piault 2009 ; Ravetz 2011 ; Henley 2010), la fusion du cinéaste et de sa caméra (de Hasque 2014 : 43), une méthode (Bâ 2010 ; Grimshaw & Ravetz 2015), une rupture radicale avec les modes habituels d’engage- ment dans le quotidien (Grimshaw 2001 : 119), une métaphore (Henley 2009 : 276), un exercice d’anthropologie partagée (Bonino 2014 : §12), l’état singulier par lequel la personne filmée est sollicitée (Ruby 2005 ; Argod 2011 : 124), etc. 5. En l’état actuel, j’ai recensé huit mentions du terme « ciné-transe » dans des textes de Rouch (1973 : 542 et 544 ; 1979b : 63 ; 1981 : 31 ; 1989a [1960] : 186 ; 1989b : 182-183 ; 1992 : 33 ; 1995 : 427), trois autres dans des entretiens retranscrits (*Yakir 1978 : 10 ; *Fulchignoni 1981 : 8 et 28), deux durant des entretiens filmés (*Werner 1980 ; *Boutang 1992), ainsi qu’une réponse à la définition du terme sans le mentionner (*Prédal 1981 : 102) et une définition attribuée par un tiers (Cosse 1989 : 86). 187 Splendeur et misère de la ciné-transe CENTENAIRE DE JEAN ROUCH transe, qu’il n’aurait ressentie que très rarement, il en fournit des esquisses de définition qui se modifient au fil des allusions. D’une référence à l’autre, le terme prend une ampleur nouvelle, passant progressivement d’une notion contextuelle à un concept aux prétentions quasi universelles. De sorte que suivre l’évolution des propos de Rouch, souvent faits de collages, d’inspirations et de considérations énigmatiques, de contradictions et de lectures rétrospectives, sans jamais offrir de synthèse, s’apparente à une enquête cryptosémantique dans une pensée en mouvement. Rien de surprenant de la part d’un individu qui reconnaît avoir, tout au long de sa vie, cherché à être « cohérent dans l’incohérence » (*Boutang 1992). Empreint de l’influence surréaliste, Rouch avait pour désir de « mettre en circulation des objets inquiétants » (Lourdou 1995) ; il y est parfaitement parvenu avec cette ciné-transe, terme qu’il qualifiera lui-même de « mystérieux » (1981 : 31). À se demander même si Rouch n’a pas ici voulu prendre part à l’éla- boration d’un mythe en faisant sienne une certaine conception africaine : le mythe devra être « tellement incompréhensible, tellement poétique, qu’il sera encore plus étonnant que l’explication que l’on en donnera » (*Fulchignoni 1981 : 9-10). Aussi aucune exégèse de la ciné-transe ne la rendra totalement intelligible et, plutôt que l’expression de la volonté de dévoiler les hypothétiques ressorts cachés de la ciné-transe, l’objet de la présente entreprise sera de proposer au lecteur un examen des textes et témoignages de Rouch, uploads/Philosophie/ splendeurs-et-miseres-de-la-cine-transe.pdf

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