Samedi 12 janvier 2013 - Colloque « Edgar Morin et l’âme du cinéma » 1 Hugo Clé

Samedi 12 janvier 2013 - Colloque « Edgar Morin et l’âme du cinéma » 1 Hugo Clémot (Paris 1, Phico/EXeCO), « Stanley Cavell, Edgar Morin et la photogénie de l’ordinaire » Introduction J’ai beaucoup de chance. En un trimestre, et alors que je viens de soutenir une thèse consacrée aux nouvelles approches philosophiques anglo-saxonnes du cinéma1, l’opportunité m’aura en effet été donnée de participer à deux colloques en l’honneur et en la présence de deux grands philosophes du cinéma, - même s’ils n’accepteraient peut- être pas ce titre -, Stanley Cavell, début octobre pour la sortie de la traduction française de son livre Philosophie, le jour d’après-demain2 et Edgar Morin, aujourd’hui. Puisque j’ai disposé de très peu de temps pour préparer mon intervention, je vais me permettre de commencer par exposer la conception que j’avais alors proposée pour caractériser brièvement la pratique cavellienne de la philosophie. J’espère ainsi suggérer qu’il y a comme un air de famille entre ces deux penseurs « indisciplinés » et que tâcher de démêler le « réseau compliqué de similarités qui s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres »3 dans leurs deux premiers chefs-d’œuvre consacrés au cinéma, La projection du monde4 et Le cinéma ou l’homme imaginaire5, est un projet qui mériterait bien plus d’efforts que ceux que j’ai pu faire depuis lundi midi pour indiquer les quelques pistes de travail qui vont suivre. Pour la même raison et parce que la « métamorphose du Cinématographe en Cinéma »6 a déjà été traitée au cours de ce colloque, je me concentrerai essentiellement sur le deuxième chapitre du Cinéma ou l’homme imaginaire, qui concerne principalement la « photogénie » que le cinématographe hériterait de la photographie7. 1 Thèse de doctorat en philosophie, soutenue le 1er décembre 2012 à l’université Paris I Panthéon- Sorbonne, intitule Qu’est-ce que le cinématographe ? Nouvelles approches philosophiques d’une question séculaire [URL : http://execo.hypotheses.org/1879 ]. 2 Stanley Cavell, Philosophy the Day after Tomorrow, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2005 ; trad. fr. N. Ferron, Philosophie le jour d’après demain (PJAD ensuite), Paris, Fayard, 2011. International Workshop : “Cavell, ‘Philosophy The Day After Tomorrow’ and the Aesthetics of the Ordinary” (5-6 octobre 2012), [URL : http://execo.hypotheses.org/16 ]. 3 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen/Philosophical Investigations, G.E.M. Anscombe (éd.), Oxford, Blackwell, 1953 ; trad. fr. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Recherches philosophiques (RP ensuite), Paris, Gallimard, 2004, § 66. 4 Cavell, The World Viewed, Reflections on the Ontology of Film, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979 (1971) ; trad. fr. C. Fournier, La Projection du monde (PM ensuite), Paris, Belin, 1999. 5 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie (C ensuite), Paris, Minuit, 2007 (1956). 6 Titre du chapitre 3 de C, p. 55. Voir l’intervention du vendredi 11 janvier 2013 de François Albéra, intitulée « Du cinématographe au cinéma : retour sur les enjeux d’une césure et son actualité ». 7 C, p. 41 : « Toutes ces vertus, la photographie les transmet au cinématographe sous le nom générique de photogénie. » C, p. 42 : « Le cinématographe hérite de la photogénie et en même temps la transforme. » Samedi 12 janvier 2013 - Colloque « Edgar Morin et l’âme du cinéma » 2 1 La philosophie cavellienne de l’expérience ordinaire Quand on a à présenter la philosophie à des novices, il est fréquent de commencer par mettre en évidence l’existence d’une différence entre deux types de questions auxquelles on peut être spontanément amené à devoir répondre, dans des circonstances diverses. D’une part, il est des questions auxquelles on peut répondre en cherchant un supplément d’information sur ce qu’il en est dans les faits, et ce de façon directe, en allant voir soi-même ce qu’il en est, en en faisant soi-même l’expérience, ou indirecte, en demandant conseil à des témoins ou à des spécialistes. Ces questions sont pour cette raison qualifiées de « factuelles » ou encore d’« empiriques ». Mais, d’autre part, il est des questions auxquelles on ne saurait répondre ainsi dans la mesure où tout ce que nous devons voir et savoir pour répondre est toujours déjà sous nos yeux, connu de nous tous.8 Autrement dit, nous disposons toujours déjà de toute l’expérience nécessaire pour répondre. Si ces questions – appelons-les « philosophiques » - se posent, c’est qu’il nous faut parvenir à voir ce que nous ne voyons pas, mais qui est pourtant sous nos yeux, à reconnaître ce que nous savons sans pouvoir nous le rendre intelligible, à comprendre ce qui constitue nos expériences. Pour répondre à ces questions, la difficulté tient donc moins à la nature des réalités dont il s’agit de s’instruire qu’aux dispositions du sujet qui cherche des réponses : le philosophe est un peu comme le Docteur Watson lorsqu’il s’aperçoit qu’il a vu, entendu et qu’il sait les mêmes choses que Sherlock Holmes, mais qu’il est malgré tout « passé à côté » de l’événement, pour reprendre une expression de Stanley Cavell9. C’est que, pour Watson, les faits observés n’étaient rien qu’ordinaires, banals, c’est-à-dire sans intérêt, tandis que Holmes a su être attentif à ce qu’ils pouvaient comporter d’étrange10. En ce sens, on pourrait dire que le travail philosophique consiste à changer notre manière de voir, à modifier la perception que nous avons de nos expériences en rendant à l’ordinaire son étrangeté. 8 « Puisque tout est étalé sous nos yeux, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, ne nous intéresse pas » ; Wittgenstein, RP, § 126 ; cité par Cavell, Un ton pour la philosophie, Paris, Bayard, 2003, p. 30. 9 Cavell, « Quelque chose qui sort de l’ordinaire », PJAD, op. cit.¸p. 16. 10 Voir, par exemple, Arthur Conan Doyle, La ligue des rouquins (août 1891), in Les aventures de Sherlock Holmes, p. 24, [en ligne] [URL :<http://www.ebooksgratuits.com/pdf/conan_doyle_ligue_des_rouquins.pdf>], consulté le 1er juillet 2012 où Watson peut dire : « Je ne crois pas avoir un esprit plus obtus que la moyenne, mais j’ai toujours été oppressé par le sentiment de ma propre stupidité au cours de mon commerce avec Sherlock Holmes. Dans ce cas-ci j’avais entendu ce qu’il avait entendu, j’avais vu ce qu’il avait vu ; et cependant !… Il ressortait de ses propos qu’il discernait non seulement ce qui s’était passé, mais encore ce qui pouvait survenir, alors que, de mon point de vue, l’affaire se présentait sous un aspect confus et grotesque. » Nouvelle citée par Andrew Klevan dans « Notes on Stanley Cavell and Philosophical Film Criticism », in New Takes in Film-Philosophy, Havi Carel et Ed Tuck (éd.), Palgrave Macmillan, 2011, p. 58-59. Samedi 12 janvier 2013 - Colloque « Edgar Morin et l’âme du cinéma » 3 2 L’« [é]trange évidence du quotidien » cinématographique et le perfectionnisme moral Or, Le cinéma ou l’homme imaginaire et La projection du monde s’ouvrent tous deux sur un étonnement, sur l’« étrange évidence »11 de l’expérience quotidienne du cinéma, une expérience qui se perd pour Cavell au moment où il écrit son livre, en 1971, comme elle tend, semble-t-il, à échapper à Edgar Morin puisqu’il reconnaît avec Jean Epstein que « nous ignorons tout ce que nous ignorons du cinéma »12 et ajoute que « nous ne savons même pas ce que nous en savons »13. Il ne s’agit donc pas, dans ces livres, de s’intéresser seulement à l’art du cinéma ou à l’industrie du film, mais de chercher à comprendre cette expérience, « cette évidence obscure, [qui], ajoute Morin, se confond avec notre propre substance humaine – elle-même évidente et obscure, comme le battement de notre cœur, les passions de notre âme. »14 Autrement dit, il s’agit d’aborder le phénomène cinématographique comme on doit aborder l’humain, à savoir en ne se précipitant pas pour en réduire la complexité et en étant attentif à la manière dont il engage nos émotions, nos croyances et nos mythes. « Étrange évidence », « évidence obscure », voilà deux expressions qui font écho à celle d’« étrange familiarité »15, ou d’« inquiétante étrangeté », pour reprendre l’expression par laquelle on traduit d’habitude le concept freudien d’Unheimlichkeit, qui joue un rôle important dans la philosophie de Stanley Cavell en général et dans sa philosophie du cinéma en particulier. Dans un entretien intitulé « L’ordinaire et l’inquiétant », Cavell a ainsi pu affirmer que « [p]our moi, le cinéma, effectivement, a toujours été ce qui est d’une familiarité extrême et en même temps ce qui présente la distanciation extrême. »16 Mais la phrase de Morin selon laquelle « nous ne savons même pas ce que nous en savons » entre elle aussi en résonnance avec le péril qui nous menace selon Cavell et qui motive son activité philosophique, à savoir que - je cite le premier chapitre de Philosophie, le jour d’après demain -, « [c]e que je sais sans pouvoir le rendre intelligible risque de m’échapper »17. 11 Edgar Morin, C, Avant-propos, p. 11. 12 Jean Epstein, Le cinématographe vu de l’Etna, p. 25 ; cité par Morin, C, Avant-propos, p. uploads/Philosophie/ stanley-cavell-edgar-morin-et-la-photoge-pdf.pdf

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