Fédor Stcherbatsky et Otton Rosenberg : la méthode comparative en bouddhologie1
Fédor Stcherbatsky et Otton Rosenberg : la méthode comparative en bouddhologie1 Les noms de Fédor Stcherbatsky (1866-1942)2 et de son élève, Otton Rosenberg (1888- 1919) sont étroitement associés dans l'histoire de l'orientalisme russe3. Mais leurs destins respectifs, bien qu'entremêlés, apparaissent paradoxalement opposés sous certains rapports. Le maître était un savant de réputation mondiale, auteur de nombreux travaux en différentes langues, académicien, fondateur d'une école de recherche. Il vécut longtemps et mourut, comme l'a dit le poète, "dans son lit" à l'âge de 76 ans. (La "machine de mort" stalinienne, elle-même, ne put avoir raison de lui mais il est vrai qu'elle se "rattrapa" sur ses élèves et collaborateurs4). Ce fut là chose rare, pour les gens de son origine et de son niveau d'éducation, à l'époque du stalinisme et de la seconde guerre mondiale. Quant à son élève, les paroles de l’academicien Serguei Oldenbourg s'appliquent tout à fait à lui :"C'est une impression sinistre qui assaille ceux qui s'occupent de l'histoire de la science en Russie : des débuts audacieux, des pensées profondes, des talents rares, des esprits brillants, ainsi qu'un labeur minutieux et acharné, tout cela se trouve à profusion. Mais on est aussitôt obligé de constater comment tout cela part en lambeaux : de longues séries de "premières éditions", de tomes "premiers" qui n'ont jamais eu de successeurs, de vastes pensées comme figées en chemin, des montagnes de manuscrits inachevés 1 Ceci est la version française d'un article publié initialement en russe : Lyssenko V.G., "Stcherbatsky et Rosenberg : la méthode comparative. Portrait double sur le fond d'une époque. - Travaux de l'école anthropologique russe. Fasc. 4, vol. 2. Moscou: Editions RGGU, 2007, p. 100-139. 2 Voir sur sa biographie et ses travaux: http://www.orientalia.org/article425.html 3 Je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes collègues Y.V. Vasilkov, T.V. Ermakova et E.P. Ostrovskaya, ainsi qu'à A.A. Vigasin, pour leurs précieuses réflexions et remarques en relation avec le thème du présent article. 4 En 1937 fut fermé le "Cabinet indo-tibétain" fondé et dirigé par lui. On interrompit la série internationale de publications, la “Bibliotheca Buddhica” dirigeait par lui. Ses élèves et collaborateurs furent arrêtés et ils disparurent dans les geôles staliniennes. De précieux manuscrits contenant des traductions et des recherches sur les textes bouddhiques échouèrent dans les archives du NKVD. Parmi les victimes de la répression figure l'indologue et mongolisant Andreï Ivanovitch Bostrikov, brillant élève de Fédor Hyppolitovitch et auteur de divers travaux sur les bouddhismes tibértain et mongol. On peut encore citer d'importants indologues et tibétologues, également formés auprès de Fédor Hippolytovitch, comme Alexandre Mikhailovitch Mervart (1884-1932), Badsar Baradiinovitch Baraïdin (1878-1932), Mikhail Isralevitch Toubyansky (1893-1943), Mikhail Serguéevitch Troïtsky (1901- ?), Boris Vassilevitch Semitchov (1900-1981). Voir: Biobibliographitcheskii slovar vostokovedov, 2003. et qui n'ont pas connu l'impression. Un immense cimetière de commencements inaboutis, de rêves non réalisés"5. La courte vie de Rosenberg apporte à ces propos une amère confirmation. Docteur ès- sciences "pour cinq minutes" - ce titre lui fut décerné en 1918, le jour même où parut le décret des autorités soviétiques abolissant les titres académiques - il périt à 31 ans, au plus fort de la guerre civile (le moment et les circonstances de sa mort ont donné lieu jusqu'à une date récente à une foule de suppositions et d'affabulations6). Nous ne savons même pas quelle allure il avait. Récemment, on a découvert une seule photographie de lui en uniforme de lycéen. Au cours de sa brève carrière scientifique il eut néanmoins le temps de publier quelques articles, tant spécialisés que de vulgarisation7 , deux dictionnaires8 ainsi qu'une monographie : "Problèmes de philosophie bouddhique" (Problemy bouddhiiskoï philosophii. Petrograd 19189), présentée comme la seconde partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour. Mais peut-on réellement confronter et comparer ces deux savants : d'un côté, un tableau achevé jusque dans le moindre détail, de l'autre une simple esquisse ? Entre les "poids" respectifs de ces deux oeuvres, ou entre leurs degrés de "réalisation", la différence n'est-elle pas trop 5 S.F.Oldenbourg, "A la mémoire de Vassili Pavlovitch Vassilev et de son oeuvre bouddhologique" (Pamyati Vasilya Pavlovitcha Vacilieva i ego troudax po bouddhismou). Allocution prononcée lors de la session solennelle de l'Académie des sciences de Russie, le 5 Mars 1918, texte cité d'après Ermakova 1998, p. 287. 6 La date officielle de sa mort, telle qu'elle figure dans la majorité des publications à savoir celle du 26 Septembre 1919, ne permettait pas de rendre compte de certaines autres circonstances de sa vie, par ailleurs bien connues. Et cela a été à l'origine de diverses légendes. Selon l'une d'elles, Rosenberg aurait survécu et se serait rendu on Extrême-Orient où il aurait péri, victime du typhus. Sur les données les plus récentes relatives à la mort de Rosenberg, voir Laenemetz 2000, p. 66-71. Selon lui, Rosenberg disparu le 26 Novembre 1919 à Tallin. 7 "Le Bouddhisme contemporain et sa vision du monde" (O mirosozertsanii sovremennogo bouddhisma na Dalnem Vostoke) (conférence donnée à St Petersbourg en 1919, dans le cadre d'une exposition bouddhique).Voir Rosenberg 1991, p. 17, n. 14. 8 Le premier est un dictionnaire des caractères chinois ordonnés selon un système inventé par Rosenberg : "Arrangement of Chinese Characters according to an alphabetical system with Japanese Dictionary of eight thousand characters and List of twenty-two thousand characters by O. Rosenberg. Tokyo, 1916, Kobunsha. Le second est un corpus rassemblant les termes bouddhiques philosophiques, religieux et relatifs à l'histoire des religions en chinois, japonais, sanskrit et pâli : A Survey of Buddhist Terms and Names, arranged according to Radicals with Japanese Readings and Sankrit Equivalents, supplemented by addition of Terms and Names, relating to Shinto and Japanese History, Tokyo, 1919, ainsi que deux articles en langue japonaise. Alexander Ignatovitch se réfère à ces derniers dans une note de sa Préface aux Oeuvres de Rosenberg, voir: Rosenberg 1991, p. 17, n. 14. 9 Republié dans Rosenberg 1991. grande ? Certes, l'un a suivi son chemin jusqu'au bout alors que l'autre n' a fait que se mettre en route. L'un est passé par tout un développement au cours duquel ses vues, ses conceptions ont évolué tandis que l'autre a tout juste eu le temps de se faire connaître. Mais lorsqu'une esquisse est l'oeuvre d'un peintre génial, elle peut aussi être un chef-d'oeuvre. La "déclaration inaugurale" de Rosenberg était si brillante et prometteuse que les écrits laissés par lui, même relativement peu volumineux, nous autorisent à le considérer comme un savant éminent ayant apporté quelque chose à la bouddhologie, et non simplement comme le continuateur talentueux de l'oeuvre de son maître10. De plus, il est arrivé au maître de se mettre lui-même à l'école de son élève. Dans son travail "La conception centrale du bouddhisme et la signification du terme "dharma11", Stcherbatsky fait souvent référence à Rosenberg et à son analyse de la théorie bouddhiste des dharma ou éléments composant le flux du devenir12; L'objet de cet article s'avère constituer un point de divergence notable entre le maître et l'élève, encore que nous ne disposions d'aucun document écrit qui témoigne de leur querelle à cet propos. Il est ici question de la méthode comparative ou, plus exactement, des rapprochements avec la philosophie occidentale susceptibles d'être opérés à la faveur d'une étude de la pensée bouddhique. De chercheurs13 ont souligné la contribution de Stcherbatsky au développement de la philosophie comparée, et parmi eux V.K. Shokin qui considère - à juste titre selon moi - la méthode comparative comme un élément incontournable de la vision historico-philosophique du bouddhologue russe14. L'attitude réservée, pour ne pas dire négative, de Rosenberg envers les parallèles avec la philosophie occidentale n'a pas connu du tout la même popularité. Cependant, aux yeux de nombreux admirateurs de son oeuvre, c'est là précisément où le jeune érudit se distingue avantageusement de son illustre maître15. 10 La contribution de Rosenberg à la compréhension et à l'étude scientifique de la philosophie bouddhique a fait l'objet d'une étude exhaustive par A.M. Pyatigorsky (voir Pyatigorsky 1971). 11 The Central Conception of Buddhism and The Meaning of the Word “Dharma”. By Th. Stcherbatzky, Ph.D., Professor in the University of Petrograd, Member of the Academy of Science of Russia. pp. xvi, 112. London: Royal Asiatic Society, Prize Publication Fund, Vol. VII, 1923. 12 Voir Stcherbatsky 1988, p. 112-198. 13 Vassilkov 1989 14 Shokin, 1998, p. 10. 15 A. Pyatigorsky - qui tient en haute estime l'oeuvre de Rosenberg - écrit à propos de Stcherbatsky :"F.I. Stcherbatsky n'a jamais pu se hausser à un point de vue pleinement indépendant. De tous les bouddhologues qui ont abordé le bouddhisme à partir de la culture européenne il a été sans conteste le plus productif. Les parallèles dressés par lui (par exemple, entre la doctrine bouddhique de l'instantanéité et les conceptions bergsoniennes, ou bien entre Dans le présent article, je m'intéresse à la méthode comparative de Stcherbatsky non pas comme à un objet de recherche indépendant, et pas davantage comme à la toile de fond des recherches comparatives en Russie ou en Europe - ce qui a été fait de manière exhaustive par d'autres auteurs16 - mais dans le uploads/Philosophie/ stcherbatsky-et-rosenberg-traduit-par-michel-hulin.pdf
Documents similaires










-
37
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 05, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2080MB