La théorie de la décision et la psychologie du sens commun Philippe MONGIN HEC
La théorie de la décision et la psychologie du sens commun Philippe MONGIN HEC School of Management (Greghec) et CNRS, Paris, France CR 943/2011 ISBN : 2-85418-943-4 © Groupe HEC, 78351 JOUY-EN-JOSAS CEDEX, France, 2011 ISBN : 2-85418-943-4 1 Cahier de recherche GREGHEC n° 943 HEC Paris Mars 2011 LA THEORIE DE LA DECISION ET LA PSYCHOLOGIE DU SENS COMMUN* Philippe Mongin Centre National de la Recherche Scientifique & Ecole des Hautes Etudes Commerciales mongin@greg-hec.com Résumé. L'article compare philosophiquement la théorie mathématique de la décision individuelle, d'une part, et la conception psychologique ordinaire de l'action, du désir et de la croyance, d'autre part. Il délimite plus strictement son objet en étudiant, sous cet angle comparatif, le système de Savage et son concept technique de probabilité subjective, rapporté, comme chez Ramsey, au modèle élémentaire du pari. L'examen est scandé par trois thèses philosophiques: (i) la théorie de la décision n'est que la psychologie commune mise en langage formel (Lewis), (ii) la première améliore substantiellement la seconde, mais ne s'affranchit pas des limites caractéristiques de celle-ci, en particulier de son inaptitude à séparer empiriquement le désir et la croyance (Davidson), (iii) la première améliore substantiellement la seconde, et par les innovations qu'elle comporte, s'affranchit de certaines de ses limitations. On s'est donné pour but d'établir la thèse (iii) à la fois contre la thèse trop simple (i) et contre la thèse subtile (ii). Mots-clefs: théorie de la décision, Savage, Ramsey, probabilité subjective, utilité dépendante des états, psychologie du sens commun, désir, croyance, Lewis, Davidson Abstract. Taking the philosophical standpoint, this article compares the mathematical theory of individual decision-making with the folk psychology conception of action, desire and belief. It narrows down its topic by carrying the comparison vis-à-vis Savage's system and its technical concept of subjective probability, which is referred to the basic model of betting as in Ramsey. The argument is organized around three philosophical theses: (i) decision theory is nothing but folk psychology stated in formal language (Lewis), (ii) the former substantially improves on the latter, but is unable to overcome its typical limitations, especially its failure to separate desire and belief empirically (Davidson), (iii) the former substantially improves on the latter, and through these innovations, overcomes some of the limitations. The aim of the article is to establish (iii) not only against the all too simple thesis (i), but also against the subtle thesis (ii). Keywords: decision theory, Savage, Ramsey, subjective probability, state-dependent utility, folk psychology, desire, belief, Lewis, Davidson * Ce travail a fait l'objet d'une conférence invitée au Congrès de la Société de Philosophie des Sciences (Paris, 12-14 novembre 2009). L'auteur remercie D. Andler, M. Cozic, B. Hill, P. Jacob, A. Rosenberg des observations qu'elle leur a suggérées, et il remercie J. Baccelli d'avoir bien voulu relire et commenter le manuscrit. 2 All our lives we are in a sense betting F.P. Ramsey, "Truth and Probability" (1931) 1. La théorie de la décision et ses problèmes philosophiques La théorie de la décision est une discipline mathématisée qui étudie les décisions d'un agent, le plus souvent d'un individu, qu'elle suppose rationnel et considère isolément des autres. Avec la théorie des jeux et la théorie des choix collectifs, elle fait partie des spécialités mathématiques du choix rationnel, qui servent d'auxiliaires techniques à l'économie et, beaucoup plus rarement, à d'autres sciences sociales. Quand, par exemple, la sociologie ou la science politique se réclament des théories du choix rationnel, il s'agit le plus souvent de conceptions informelles et strictement qualitatives, dont la proximité avec le sens commun se révèle spontanément. Nous ne traiterons pas ici de ce corpus bien qu'il aborde les mêmes objets que les trois théories précédentes.1 Le groupe qu'elles forment est structuré, mais n'est pas entièrement unifié, et il se découpe différemment selon le critère qu'on privilégie. En considérant d'abord le nombre et l'interaction des agents, on dira que la théorie de la décision porte sur les actions de l'individu isolé, la théorie des jeux sur les actions des individus multiples et qui interagissent, et la théorie des choix collectifs sur les actions des individus multiples, mais qui n'interagissent pas. La classification isole clairement la première théorie des deux autres, mais ainsi formulée, elle menace de la transformer en "robinsonnade" futile, et comme, en fait, elle prétend s'appliquer aux situations réelles où les agents ne sont pas isolés, il faut rechercher un meilleur critère d'identification. Celui que nous allons examiner, le savoir de l'agent et l'emploi qu'il en fait, répond à la question tout en nous rapprochant du sujet de l'article. Quand il est incertain, le savoir de l'agent peut se présenter de deux façons très différentes. L'incertitude naturelle a trait aux phénomènes dont l'agent ignore ou reconnaît imparfaitement l'occurrence, mais que, pour les besoins de la décision qu'il doit prendre, il peut supposer déterminés en dehors de celle-ci. L'hypothèse convient lorsque ces phénomènes relèvent de la nature extérieure; alors, ils ne résultent pas eux-mêmes d'une décision et, en particulier, ils ne reflètent pas la malveillance d'un adversaire supposé. Raffiniert ist der Herrgott, aber boshaft ist Er nicht. L'incertitude stratégique a trait aux phénomènes que l'agent doit au contraire supposer dépendants de sa propre décision s'il veut la prendre correctement. Il en va ainsi dans certains jeux de société et en stratégie militaire, du moins lorsque celle-ci est bien comprise, ce qui est loin d'être toujours le cas. L'agent suppose alors que le phénomène dont il est incertain résulte des décisions d'autres agents prises à la manière des siennes, quoique avec d'autres objectifs, ce qui l'engage dans une séquence vertigineuse d'anticipations mutuelles. La théorie des jeux s'occupe à titre principal d'incertitude stratégique, en répondant par ses concepts d'équilibre au problème difficile soulevé par les anticipations mutuelles. Quant à la théorie de la décision, elle s'occupe à titre exclusif d'incertitude naturelle, en répondant par ses concepts d'optimalité au problème plus simple, mais nullement trivial, de décrire la meilleure 1 Une autre étude souligne la dissimilarité des deux groupes (Mongin, 2002). 3 décision que l'agent doit prendre à la lumière de son anticipation, la seule qui soit alors en cause. La force de la distinction précédente est qu'elle ne dépend pas principalement de la nature des phénomènes sur lesquels porte l'anticipation. Certes, un météorologue qui s'interroge sur les canicules estivales n'est pas dans la même situation mentale qu'un candidat aux élections qui examine ses chances en fonction de celles de ses concurrents. Mais le météorologue peut se représenter en stratège s'il pense que les canicules résultent en partie de l'effet anthropique et que la prévision plus ou moins inquiétante qu'il fait d'elles est susceptible de contrarier cet effet. Et l'homme politique peut lier ses chances de succès moins aux actions des concurrents qu'à l'issue de la crise financière, dont il n'influence pas le cours et qu'il peut alors se représenter comme un phénomène naturel. Ainsi, la typologie des incertitudes ne porte pas tant sur les phénomènes que sur l'agent lui-même et sur la rationalité à laquelle il se conforme; elle est, pour le dire plus exactement, l'affaire du théoricien qui décide de représenter l'agent suivant tel ou tel idéal-type rationnel, étant donné le phénomène considéré. La circularité que la distinction manifeste entre les types d'incertitude et de rationalité renforce le privilège des choix théoriques sur les classifications empiriques. La théorie de la décision et celle des jeux se caractérisent finalement par leur manière propre d'envisager des situations qui peuvent être les mêmes ou très voisines, le choix entre elles dépendant des idéalisations que l'observateur juge préférables. Maintenant adossée au concept d'incertitude, la séparation disciplinaire présente un inconvénient que lui épargnait l'autre critère: elle semble exclure les décisions prises en pleine connaissance de cause, sur lesquelles on attendrait un développement particulier. Mais il est possible de voir dans la certitude une forme-limite de l'incertitude naturelle plutôt qu'une situation effective. Il ne sera pas besoin de développer séparément la théorie du choix certain, comme on la nomme dans les manuels de base; elle tiendra dans un simple chapitre introductif du cours de théorie de la décision.2 L'outil probabiliste facilite l'absorption de la certitude par l'incertitude naturelle, et il rend bien d'autres services encore, mais il serait très incorrect de réduire l'extension de celle-ci à ce que permet cet outil. A coup sûr, la théorie de la décision a un modèle de base qui est probabiliste, celui de l'espérance d'utilité: parmi toutes les actions disponibles, l'agent rationnel choisirait celle qui maximise la somme pondérée des valeurs d'utilité des conséquences, les valeurs de probabilités des états fournissant les coefficients de pondération. Le modèle est restrictif non seulement parce que la fonction d'évaluation qu'il emploie dépend linéairement des probabilités, mais, plus fondamentalement, parce qu'il suppose au départ des probabilités qui sont bien définies. L'appellation de bayésien que la théorie lui accole désigne ces deux raisons distinctes à la fois.3 L'hypothèse de valeurs de probabilités qui sont ou bien préalablement données, ou bien, par extension, susceptibles d'être produites, se défend lorsqu'on observe un gestionnaire d'assurance-vie ou un expert en management des risques, mais elle peut devenir uploads/Philosophie/ theorie-de-decision.pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
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