L’état de nature « Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société
L’état de nature « Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jus- qu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé » (Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Introduction, GF p.158). L’état de nature est présenté ici comme une notion fondamentale de la philosophie politique : il désigne ce à partir de quoi il peut être rendu raison de l’existence d’institutions sociales, et plus précisément de la soumission à un pouvoir politique. « Remonter jusqu’à l’état de nature », c’est concevoir un état de l’humanité dépourvu de telles institutions pour montrer que cet état rend nécessaires la société civile et l'État. Rousseau présente cette démarche comme une nécessité pour la philosophie politique en général. Cette af- firmation peur surprendre puisque c’est en réalité une innovation de Hobbes : prolongeant les théories du théologien espagnol Suárez (1548-1617), c’est lui qui a donné une portée politique à une notion qui n’avait auparavant qu’une signification théologique. Hobbes instaurait ainsi une nouvelle manière de penser le problème du rapport de la société politique à la nature. Le problème lui-même n’avait rien de nouveau : il s’était posé depuis l’opposition grecque entre nature (phusis) et l’institution (thésis ou nomos), et la contestation de la seconde au nom de la première, thème cher aux Sophistes, mais repris ultérieurement et en un autre sens dans le stoïcisme et dans le christianisme, avec l’élaboration des no- tions de loi naturelle et de droit naturel. Ce qui nouveau, c’est l’idée d’un état de nature opposé à l’état de société. Antérieurement à Hobbes, cette notion n’est pas ignorée, mais implicitement refusée parce que la vie en société est considérée comme l’état naturel de l’humanité : l’idée de loi naturelle est tirée de la nature en général et de l’appartenance de l’homme à la nature, l’idée de droit naturel de la nature sociale de l’homme. La démarche de Hobbes comporte un présupposé implicite : que la société n’est pas l’état naturel de l’homme. Et Hobbes entreprend de repenser les notions de loi naturelle et de droit naturel, ainsi que leur rapport avec le droit civil, à partir de ce présupposé. Ici le jugement de Rousseau apparaît problématique. Car, d’un côté, il efface toute une tradition de la pensée politique, tradition qui s’est prolongée, après Hobbes, chez ceux qui, tel Montesquieu, récusent l’idée de pacte social, donc l’idée présupposée d’état de nature, ou qui, tels Locke et Pufendorf, identifient l’état de nature et la société, et admettent une sociabilité naturelle à l’homme. D’un autre côté, le jugement de Rousseau affirme l’échec de ses prédécesseurs. Il admet le bien-fondé de leur démarche et la reprend à son compte. Mais il récuse le résultat de cette démarche, et il présente une conception de l’état de nature opposée à celle de ses prédécesseurs : à Hobbes, il accorde que c’est un état d’indépendance, mais il exclut que ce soit un état de guerre ; à Locke, il accorde que c’est un état paisible, mais il exclut que ce soit un état social. Ainsi la notion d’état de nature donne lieu à des versions contradictoires obtenues à partir d’un même pré- supposé méthodologique. Elle paraît donc problématique, et conduit à se demander d’une part s’il est possible et nécessaire d’admettre que l’homme soit par nature un être indépendant pour rendre compte de son existence sociale ; d’autre part s’il faut concevoir un tel état d’indépendance comme une coexistence pacifique ou comme un état d’hostilité mutuelle générale. I. Les conceptions de l’état de nature avant Rousseau. A. La notion théologique du status naturae. a. Nature et surnature. L’expression status naturae apparaît dans la théologie médiévale dans le cadre des réflexions sur le dogme du péché originel. Le terme et le concept de nature étaient hérités de la philosophie grecque, où ils servaient à représenter tout ce qui existe ou se produit de manière ordonnée, mais indépendamment de toute intervention volontaire de l’homme : la phusis, c’est le devenir des choses changeantes en tant qu’il est à la fois spontané et réglé. C’est la définition que donne Aristote du concept de l’être naturel en Physique, II, 1. Par extension, le terme de nature désigne tout ce qui appartient en propre à un tel être quant à sa constitu- tion ou à son devenir, soit l’essence spécifique d’un être naturel. La théologie chrétienne a emprunté ce concept à la philosophie, et s’en est servi à une fin qui lui était propre, ce qui ne pouvait aller sans en modifier la signification. La notion de nature était en effet entendue, dans la théologie chrétienne, par opposition à une notion ab- sente de la pensée grecque : celle de la surnature, ou du surnaturel, en un sens qui ne se confond pas avec le merveilleux ou les effets spéciaux de X-Files. En un sens la notion du surnaturel n’était pas absolument ignorée de la philosophie grecque, même si elle n’avait pas de terme équivalent. C’est ainsi que le démiurge divin du Timée ou de la République, de même que la cause première d’Aristote sont dits être au-delà ou au-dessus de la phusis : le Dieu de Platon est appelé phyturge, et le premier moteur immatériel d'Aristote existe distinctement du cosmos physique. Dans la théologie chrétienne, le terme de surnature désigne avant tout l’être divin lui-même, en tant qu’il pré- cède et fonde le monde naturel dans l’être, c'est-à-dire en tant qu’il est le créateur de ce dernier, ce qui implique qu’il n’y ait aucun lien de consécution naturelle – de conséquence nécessaire – entre l’incréé et le créé. Par extension, le terme de surnature ou de surnaturel a servi à désigner toute réalité transcendant la nature créée ou les capacités naturelles de la nature créée. Prise en ce sens, la notion de surnature s’identifie à celle de grâce, ce dernier terme désignant tout ce qui peut être considéré comme un don absolument gratuit accordé par la liberté divine à certaines de ses créatures : au premier chef, la promesse d’une destinée surnaturelle, autrement appelée vie éter- nelle. Cette notion de la grâce n’avait de sens qu’en référence à une capacité créée desdites créatures, à laquelle la théologie chrétienne a donné le nom de liberté, fixant ainsi le sens moderne de cette notion. b. Nature et volonté. Le dogme du péché originel dit quelque chose sur l’usage par l’homme de sa liberté, à savoir sa défaillance durable par rapport à sa destinée surnaturelle, soit une certaine fermeture à la grâce divine, dont le dogme enseigne – vérité de foi – qu’elle fut, de la part de l’homme, volontaire. Le dogme enseigne par suite que la condition historique de l’homme a été de part en part modifiée depuis que le péché est entré dans le monde. La théologie a dénommé status naturae corruptae – état de nature déchue ou corrompue – cette condition humaine marquée par le mal. Cette notion se comprend évidemment par opposition à ce que s. Thomas appelle status naturae integrae, soit la condition qu’on peut attribuer à l’homme antérieurement à sa déchéance volontaire, l’homme tel que sorti des mains de son créateur, avant que son péché ait entamé l’intégrité de sa nature, c'est-à-dire des capacités et des dispo- sitions que Dieu lui conférait en le créant. La difficulté est alors de concevoir ce plus – la justice originelle – dont le péché est dit avoir privé l’homme, et dont par suite il paraît impossible d’avoir une juste idée à partir de l’expérience de sa condition présente, historique. Mais l’abstraction peut être poussée un cran plus loin. Dire que le péché est volontaire, c’est dire que l’homme est créé de telle sorte qu’il soit par nature ouvert à une alternative essentielle entre l’accueil de la grâce divine et son refus : l’égale possibilité de l’un et de l’autre est ce qui définit le sens de la liberté humaine du point de vue d’une théologie dans laquelle la notion de liberté est centrale – en Dieu et en l’homme. On peut donc chercher à concevoir l’homme en faisant abstraction de la grâce autant que du péché, aucun des deux n’étant inhérent à la nature même de l’homme. Cet effort d’abstraction a conduit la scolastique tardive à la notion d’un status naturae purae. S. Thomas ignore cette notion parce que, comme théologien, il ne s’intéresse qu’à la relation historique entre l’homme créé et son créateur. En revanche, la notion avait de quoi intéresser les philosophes dans la mesure même où elle faisait abstrac- tion de tout le rapport au surnaturel qui est l’objet propre de la théologie. C’est cependant un théologien, Francisco Suárez (1548-1617), qui a fait passer la notion d’état de nature de la théologie à la philosophie. c. De la théologie à la politique. Les conceptions de Suárez apportent un certain éclairage sur l’usage ultérieur de la notion. « L'état de nature représente, pour Suárez , le modèle d’intelligibilité de la nature humaine, dépourvu de réa- lité historique, à partir duquel sera pensé uploads/Philosophie/ l-x27-etat-de-nature.pdf
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- Publié le Mar 13, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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