1 Pragmatistes et pragmatiques Stéphane MADELRIEUX La revue Tracés consacre son
1 Pragmatistes et pragmatiques Stéphane MADELRIEUX La revue Tracés consacre son dernier numéro aux pragmatismes, au pluriel. De nombreux courants pragmatiques inspirent aujourd'hui les sciences humaines : pourquoi cet engouement ? Y a-t-il une unité entre ces différents usages du pragmatisme ? Et quel rapport entre le pragmatisme, et la pragmatique ? Recensé : Tracés. « Pragmatismes », n° 15, 2008/2 (276 pages). Un tournant « pragmatiste » ou « pragmatique » semble se dessiner en France depuis une vingtaine d’années. En philosophie, des traductions et des commentaires des principaux penseurs américains de ce courant se sont multipliés pour faire connaître tant le pragmatisme classique des Peirce, James, Dewey et Mead que le pragmatisme moderne de Rorty ou de Putnam. En sciences humaines et sociales, la montée en force des thématiques de l’action et de l’acteur, ainsi que la redécouverte de la tradition sociologique de Chicago, sont autant de signes de ce même mouvement. La revue Tracés a cherché à interroger la réalité et la portée de ce tournant : n’est-ce qu’un effet de mode ou bien est-ce un nouveau paradigme en voie de constitution ? N’est-ce qu’une étiquette passe-partout qui cache mal des projets très différents ou bien peut-on relever une unité entre ces tendances qui se disent pragmatiques ? Plus encore, il s’agit pour cette revue de prendre part à ce tournant, d’en étendre le mouvement, d’en dérouler des conséquences inédites en le portant notamment dans des champs disciplinaires qui n’ont pas encore été touchés par la vague. Car cette revue semestrielle, 2 fondée et animée par des étudiants des Écoles Normales Supérieures de Lyon-LSH et de Cachan, développe depuis son lancement en 2002 une ligne pragmatique, que son projet éditorial résume en enjoignant d’étudier tout objet en « contexte » ou d’après ses « usages »1. On peut ainsi relever au hasard des numéros précédents des textes déjà liés au pragmatisme, comme la traduction de « La réalité comme expérience » de John Dewey (n° 9, septembre 2005), un entretien avec Bruno Latour où celui-ci s’affirme jamesien et deweyen (n° 10, hiver 2006), une note de lecture sur la sociologie de Laurent Thévenot (n° 11, octobre 2006) ou encore une conférence de Luc Boltanski (hors-série 2008), sans parler du numéro 12 (« Faut-il avoir peur du relativisme ? »), qui situe le débat par rapport aux thèses de Richard Rorty2. La deuxième particularité de cette revue, liée sans aucun doute à la formation de ses animateurs, est sa pluridisciplinarité revendiquée (où la sociologie, l’histoire, la philosophie et la théorie littéraire semblent dominer). On comprend dès lors que le pragmatisme devait lui fournir un objet privilégié, puisqu’il lui permet de faire retour sur les concepts fondateurs de son projet, en en testant la pertinence par leur mise en œuvre dans un vaste éventail de disciplines. Un tournant pragmatique ? Quitte à démembrer l’architecture du numéro (éditorial/articles/traductions/entretiens) et à mettre un peu d’ordre dans un ensemble relativement disparate (caractère d’ailleurs revendiqué par les éditorialistes), on peut ainsi distinguer un premier groupe de textes qui introduisent au courant philosophique du pragmatisme dans sa variété. Un article de Joëlle Zask3 sur la notion de public chez Dewey met en perspective l’idée contemporaine de démocratie participative. Une traduction inédite d’un texte du même Dewey sur la « théorie de la valuation » présente sa conception empiriste et naturaliste de la genèse des valeurs. Une autre traduction inédite de Morton White, philosophe américain et collègue de Quine qui a cherché une certaine conciliation entre pragmatique et philosophie analytique, reprend l’ensemble du projet épistémologique des pragmatistes pour proposer de soumettre les énoncés éthiques eux-mêmes à l’examen expérimental. Enfin un entretien avec Richard Shusterman, auteur de L’Art à l’état vif (1992) et de Conscience du corps. Pour une soma esthétique (2007) montre l’importance qu’ont eue Rorty et Dewey dans son projet de proposer une esthétique et une éthique centrées sur les expériences corporelles, en rupture avec sa 1 Tracés, hiver 2006, n° 10, p. 3. 2 Les textes les plus anciens sont consultables en ligne sur le site de la revue, cf. http://traces.revues.org/. 3 Joëlle Zask est l’une des principales introductrices de la pensée politique de Dewey en France, cf. J. Zask, L’opinion publique et son double, t. II « John Dewey, philosophe public », Paris, L’Harmattan, 2000, ainsi que sa traduction de J. Dewey, Le public et ses problèmes, Pau, Publications de l’Université de Pau/Farrago/Editions Léo Sheer, 2003. 3 formation de philosophe analytique. Même si Dewey est la référence pragmatiste la plus largement mobilisée dans ce numéro, au détriment peut-être de Peirce, James ou Mead, ce premier ensemble de textes nous laisse déjà voir que la pensée pragmatiste, loin de se réduire à une théorie controversée de la vérité, s’est déployée et se déploie toujours dans tous les champs traditionnels de la philosophie pour les renouveler : épistémologie, politique, morale et esthétique sont ici représentées. Un second groupe de textes nous présente des études sur des individus ou des courants qui ont réussi à imposer fermement une approche pragmatique dans certaines sciences humaines. Un article sur la linguistique retrouve dans la pragmatique le refus du formalisme et le souci de contextualisation qui étaient déjà au cœur de la philosophie pragmatiste. Un exemple d'analyse contextuelle d'une intervention publique nous est d'ailleurs proposé dans un article d' « ethnopragmatique » portant sur une expérience de démocratie participative à Bruxelles. Si la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot, déjà présentée dans les numéros antérieurs, ne fait pas l’objet d’un nouvel examen, on voit dans l’article de Roman Pudal que la référence de Bruno Latour comme des animateurs de la revue Raisons pratiques (Louis Quéré, Albert Ogien, etc.) au pragmatisme apparaît finalement tardivement dans leur trajectoire, signe qu’il fallait toute une série de relais (comme l’ethnométhodologie de Garfinkel ou la théorie de l’agir communicationnel de Habermas) pour parvenir à redécouvrir des penseurs qui étaient devenus illisibles. L’article bien mené de Rémi Clot-Goudard et Marion Tillous nous retrace dans le même sens le parcours d’ensemble d’Isaac Joseph, depuis ses lectures des sociologues de Chicago (notamment Goffman) jusqu’à ses études empiriques sur les espaces publics urbains. Enfin, un troisième ensemble de textes porte sur d’autres sciences humaines où le tournant pragmatique est à peine esquissé, ou de façon beaucoup plus récente. En histoire, deux articles nous invitent à repenser les pratiques en prenant en considération le point de vue des acteurs, dont on souligne les compétences et les capacités créatrices, même si la micro- histoire a pu fonctionner, dans certaines limites, comme un terreau propice à ce tournant pragmatique. Un entretien avec Gérard Noiriel explicite son usage délibérément « sauvage » de la philosophie de Rorty dans ses travaux empiriques ou dans ses réflexions sur la question de la communauté des historiens. Alors que la psychologie faisait partie des disciplines inspiratrices des pragmatistes classiques (qu’on songe à William James !), il était étonnant de constater que les sciences cognitives semblaient rester à l’écart de ce mouvement. L’article 4 stimulant de Pierre Steiner cherche à montrer que, si ce tournant vient d’être amorcé grâce à la réinscription de la cognition dans l’activité d’un organisme vivant en prise avec un environnement complexe et imprévisible, il reste encore à la situer dans les interactions sociales des individus, où se révèle la dimension normative de l’agir, ainsi qu’à la distribuer sur l’ensemble des outils y compris physiques qui servent à l’action, et pas seulement à la localiser dans le cerveau. Enfin, un dernier texte de théorie littéraire, largement programmatique, cherche à penser la littérature selon ses modes d’action spécifique, comme la création de mondes permettant d’enrichir les relations à notre environnement. Un refus du déterminisme ? Face à une telle diversité, il serait vain de vouloir résumer l’apport de ce numéro. Mais l’éditorial de Cécile Lavergne et Thomas Mondémé nous aide à dégager de grandes problématiques permettant d’interroger le sens et la valeur de ce tournant actuel. Deux questions se posent notamment, qui sont deux manières de s’interroger sur l’unité, problématique, de ce mouvement et qu’une simple célébration du pluralisme ne suffit pas à satisfaire. La première question est de savoir en quoi il y a véritablement « tournant » – autrement dit, de quoi se détourne-t-on, quelle direction abandonne-t-on ? L’unité des différents projets des sciences humaines dites pragmatiques semble en effet à première vue purement négative : chacun dans leurs domaines, les chercheurs repoussent d’anciens modèles explicatifs dominants qui, au mieux, présentent entre eux quelques analogies. Ici, c’est le structuralisme (y compris dans ses versions bourdieusiennes ou foucaldiennes) dont il s’agit de se déprendre, dans sa position de principe que l’agent doit nécessairement méconnaître les motifs de son action ou les fonctions qu’elle remplit, puisqu’elle n’a de sens et de valeur qu’au niveau du système total ou du dispositif d’ensemble où elle prend place. Là, c’est le marxisme, qui réfère les situations à un ordre nécessaire et explique les conduites par les rôles qu’assument inévitablement les acteurs compte tenu de leur appartenance sociale. Ailleurs, c’est le « cognitivisme » qui assimile le uploads/Philosophie/ traces.pdf
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- Publié le Sep 10, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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