Un arithméticien contre l’arithmétisation : les principes de Charles Hermite Ch
Un arithméticien contre l’arithmétisation : les principes de Charles Hermite Charles Hermite (1822–1901) est unanimement considéré comme l’un des mathématiciens les plus importants du XIXe siècle. Au centre de la vie mathématique française dans la deuxième moitié du siècle (il est membre de l’Académie des sciences dès 1856, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure, puis professeur à l’Ecole polytechnique et à la Sorbonne dans les années 70), il a tissé un immense réseau international de correspondants et de visiteurs, vers l’Italie, les USA, l’Allemagne, la Russie, la Suède, la Bohème, etc. Il est aussi l’unique Français à figurer parmi « les grands théoriciens des nombres » du XIXe siècle dont le nom saute à l’esprit d’André Weil1 . Or, c’est le moment où la théorie des nombres déploie un large spectre de questions qui vont intéresser, voire provoquer, la recherche sur les fondements: extension de lois classiques à de nouveaux domaines (arithmétique des grandeurs), création de nouveaux objets (nombres idéaux, corps de nombres), modèles de rigueur démonstrative (les Disquisitiones arithmeticae). Pourtant, Hermite n’est jamais sollicité dans les travaux historiques ou philosophiques sur les fonde- ments : il n’a pas écrit ni ouvrage épistémologique ou logique, ni article théorique consacré à la démonstration ou à la définition mathématique ; il semble sceptique, voire hostile, face aux principales innovations qui serviront de sources aux efforts fondationnels de la fin du XIXe siècle2 et, selon ses contemporains, il ne s’intéressait même pas à la philosophie mathématique3 . Mais la correspondance volumineuse d’Hermite et ses écrits les plus techniques abondent en remarques sur ses prédilections en mathématiques, son opinion sur 1. [Weil 1975], p. 1 : « The great number theorists of the last century are a small and select group of men. The names of Gauß, Jacobi, Dirichlet, Kummer, Hermite, Eisenstein, Kronecker, Dedekind, Minkowski, Hilbert spring to mind at once. To these one may add a few more, such as the universal Cauchy, H. Smith, H. Weber, Frobenius, Hurwitz.» 2. Est toujours cité, par exemple, l’extrait de la lettre de Hermite à Thomas Stieljtes, 20 mai 1893, [Hermite & Stieljtes], vol. 2, p. 318 : « Je me détourne avec horreur et effroi de cette plaie lamentable des fonctions continues qui n’ont pas de dérivées. » J’aurai l’occasion de revenir sur l’interprétation à donner de ce passage. 3. Son gendre et collègue Emile Picard écrit ainsi dans son introduction aux Œuvres d’Hermite : « Hermite, dans ses leçons, ne s’arrêtait pas à discuter les premiers principes de l’Analyse. Il pensait modestement que les études de Philosophie mathématique, si en honneur aujourd’hui, devaient être de grande importance, puisque tant d’esprits éminents s’y adonnent; mais, malgré toute sa bonne volonté, il ne pouvait arriver à s’y intéresser. » ([Hermite, OC], vol. 1, pp. xxxvi–xxxvii). 1 2 leur évolution, les avantages de tel point de vue ou de telle méthode ; leur redondance même témoigne que ces remarques ne sont pas accidentelles, et c’est tout l’avantage d’une interrogation sur les modes de justi- fication que d’offrir un cadre pour ajuster ces propos avec la pratique mathématique d’Hermite. Outre son intérêt propre, l’examen des composantes de cette pratique qui font l’objet d’un tel commentaire, permet de recontextualiser certains épisodes classiques de l’histoire des fondements, et de restituer plus complètement le champ de manoeuvre où ils se sont déroulés. 1. Fondements. Une première étape consiste à examiner l’utilisation du mot « fondement » dans les textes publiés d’Hermite4 . UnerecherchesystématiquedecemotdanslesquatrevolumesdesŒuvresfaitapparaître9occurrencesseule- ment, dont cinq dans le dernier volume. Trois d’entre elles apparaissent à propos de Riemann qu’Hermite évoque dans la préface du traité d’Appell et Goursat : l’une est simplement le titre de Riemann « Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie » ; Hermite évoque aussi la « conception singulièrement originale qui sert de fondement [aux recherches de Riemann], celles des surfaces [de Riemann] » , ainsi que l’idée qui « sert de fondement, joue le principal rôle dans cette recherche arithmétique sur les nombres premiers » (il s’agit ici de l’idée de prolonger la fonction ζ, définie par une série convergente apriori sur un domaine limité, analytiquement à tout le plan complexe5 . Deux autres occurrences font référence à des ouvrages (de Lamé, de Poncelet) servant de fondement à d’autres travaux des mêmes auteurs6 . Deux men- tions concernent les « fondements de la théorie » des fonctions elliptiques, par Abel et Jacobi en particulier, c’est-à-dire désignent l’établissement des premiers résultats importants7 . Enfin, deux occurences intervi- ennent dans le contexte de la paramétrisation elliptique des solutions de l’équation du cinquième degré et concerne le fondement d’une méthode : « la première [méthode] a pour fondement la possibilité de ramener l’équation proposée à la réduite x5 −x − 2 4 √ 55 1+k2 k′√ k de l’équation modulaire relative à la transformation du cinquième degré » , ou encore « la proposition suivante qui sert de fondement à ma méthode » (il s’agit de 4. Nous rencontrerons aussi quelques utilisations dans les correspondances mais je n’ai pas fait de recherche systéma- tique sur ce corpus. Les occurrences relevées ne contredisent pas la présente analyse. 5. Respectivement, [Hermite OC], vol. 4, p. 565 et p. 558. 6. [Hermite OC], vol. 4, p. 293 et p. 298. 7. [Hermite OC], vol. 1, p. 64 et vol. 2, p. 126. 3 construction d’invariants d’une forme)8 . Autrement dit, le mot « fondement » a un usage local, servant de synonyme banal à « principe » ou « rôle principal » , il désigne souvent un ensemble de résultats, ou le ressort d’une approche. En particulier, il ne se distingue pas de l’emploi des mots de la même famille, comme « fondamental » , « fonder » : on rencontre ainsi une « méthode fondée sur ce caractère de la fonction sim d’être un quotient de fonctions » quasi périodiques (Hermite OC], vol. 1, p. 23), des « théorèmes fondamentaux des fonctions elliptiques » (ibd., p. 35), « un genre de démonstrations fondée sur [certaines considérations] » (ibid., p. 34), etc. Afin de pouvoir aller plus loin, je me propose de faire d’abord un détour par l’étude des déclarations d’Hermite sur tous les aspects des mathématiques associés d’ordinaire à la question des fondements. Ceci me permettra dans un deuxième temps de cerner les alternatives aux propositions fondationnelles classiques qui sont mises en évidence dans les commentaires d’Hermite ; je m’intéresserai à la fois à leur inscription dans la pratique mathématique, c’est à dire à leur cohérence locale avec des préférences et des orientations d’Hermite dans son travail de mathématicien, et à leurs articulations avec une vision plus large du monde, c’est à dire à leur cohérence locale avec des préférences et des orientations d’Hermite dans sa vie personnelle et sociale. Ouvrir à nouveau le dossier de l’histoire des fondements pour y intégrer cette expérience mathématique, contemporaine mais dissonnante, impose de reformuler nos questions principales : je reviendrai sur ce point dans la conclusion. Quelques remarques préliminaires me semblent utiles : les phrases d’Hermite sur lesquelles je vais m’appuyer dans ce qui suit sont tout à fait dispersées. Elles proviennent a priori de plusieurs types de sources, articles de recherche, lettres privées, textes de circonstance comme les rapports ou les nécrologies, qu’il faudrait en principe distinguer soigneusement. En fait, dans ce cas spécifique, la séparation de ces types ne va pas de soi : Hermite publie souvent ses recherches sous forme de lettres et l’on constate vite qu’il répète les mêmes commentaires, parfois au mot près, à la même époque, à la fois dans ses correspondances, ses carnets, ses articles9 . Une grande cohérence s’en dégage, mais elle risque de masquer que certains fragments sont d’interprétation délicate et méritent d’être parcourus à plusieurs reprises pour les contextualiser plus 8. [Hermite OC], vol. 2, p. 347 et p. 358. 9. En revanche, dans le cadre de cet article, je négligerai un aspect important, c’est la chronologie. La majeure partie des lettres disponibles datent des trente dernières années de la vie d’Hermite ; il est plus difficile de documenter les années, disons de 1845 à 1875. Comme nous le verrons, certains éléments semblent rester tout à fait stables depuis ses publications de jeunesse. Pourtant, sa conversion religieuse dans les années 50, la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris, avec la proclamation de la république, à laquelle Hermite est très hostile, ont certainement un effet sur l’interprétation plus large de ces éléments : je ne pourrai ici le contrôler et devrai me contenter sur ce 4 finement : c’est ce que nous ferons à l’occasion, au risque de certaines redites. 2. Une opposition conservatrice L’origine de la question des fondements est souvent ramenée à un petit nombre d’innovations apparaissant au cours du XIXe siècle : la géométrie non euclidienne, la théorie des ensembles, les fonctions tératologiques, la focalisation sur la rigueur. Les réactions d’Hermite face à ces innovations sont a priori systématiquement négatives. A Angelo Genocchi, il écrit ainsi le 22 février 1878 : Vous êtes, Monsieur, d’une école mathématique uploads/Philosophie/ un-arithmeticien-contre-l-x27-arithmetisation-les-principes-de-charles-hermite-hermitefondements 1 .pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 02, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1312MB