© Réseaux n° 129-130 – FT R&D / Lavoisier – 2005 UNE SOCIOLOGIE DE L’« INVISIBI

© Réseaux n° 129-130 – FT R&D / Lavoisier – 2005 UNE SOCIOLOGIE DE L’« INVISIBILITÉ » : RÉORIENTER NOTRE REGARD Wayne BREKHUS Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte ans une recherche qui lui a valu en 1994 le prix de l’Association Américaine de Sociologie, Mitchell Duneier montrait que les patrons de restaurant noirs américains du groupe sur lequel portait sa recherche considéraient avant tout comme significatif pour leur identité, non pas le fait d’être Noir américain, mais la qualité de leurs relations amicales ; ils adhéraient à des valeurs sociales largement partagées, n’approuvaient guère la plupart des activités « déviantes », se définissaient avant tout par une recherche de respectabilité et une éthique prononcée du travail1. Le fait qu’une description de ces hommes noirs américains sous un jour non-stéréotypé, comme des êtres ordinaires capables d’organiser leur vie autour de questions autres que leur race, ait suscité un tel intérêt sociologique est en soi sociologiquement intéressant. Ces résultats empiriques étaient singuliers car ils donnaient une image des Noirs américains rompant avec les images extraordinaires, bien qu’ontologiquement prévalantes, restées largement inquestionnées dans les comptes rendus des médias ainsi que dans les travaux scientifiques sur la culture afro-américaine. Or, si Duneier se contente de présenter ce problème comme étant spécifique à la sociologie qui se penche sur la culture noire américaine, force est de constater qu’il affecte beaucoup de domaines de la recherche en sciences sociales et qu’il s’avère donc plus général2. Ainsi, dans plusieurs secteurs de la sociologie américaine, ce qui est ontologiquement hors du commun attire une attention épistémologique disproportionnée par rapport à sa fréquence effective dans la vie sociale3. Cette asymétrie épistémologique entre notre traitement des phénomènes * Cet article est paru en version originale dans Sociological Theory, 16/1, 1998, p. 34-51. 1. DUNEIER, 1992. 2. DUNEIER, 1992, p.137-155. 3. Les termes « épistémologique » et « ontologique » se réfèrent à la tradition de la « sociologie cognitive » (ZERUBAVEL, 1997) et sont employés quelque peu différemment de la tradition philosophique. Ainsi, le terme « épistémologique » se réfère à une spécificité culturelle et sous-culturelle plus qu’aux structures catégorielles universelles de la réalité. Pour une description de leur utilisation en philosophie, voir HAMLYN (1995) sur l’épistémologie et LOWE (1995) sur l’ontologie. D Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte 246 Réseaux n° 129-130 extraordinaires (ou marqués) et des phénomènes ordinaires (ou non- marqués) a des conséquences analytiques importantes. Le concept de marquage (markedness) a été introduit en linguistique dans les années 1930 par Nikolaj Trubetzkoy et Roman Jakobson4. En étudiant des paires de phonèmes, Trubetzkoy soulignait qu’un élément d’une paire était toujours accentué de manière active par une marque (mark), tandis que les autres, par leur absence de marque, restaient définis de manière passive. Depuis, les linguistes ont appliqué les concepts du marqué et du non-marqué à la grammaire et au lexique, aussi bien qu’à la phonologie5. Dans des paires lexicales, l’élément non-marqué se trouve dans la position ambiguë de représenter aussi bien l’ensemble de la catégorie générique que l’opposé de l’élément marqué. On a ainsi, en langue anglaise, par exemple, le terme non- marqué d’« homme » qui peut représenter génériquement l’humanité, comme il peut indiquer son opposé, la femme. Mais le terme marqué de « femme » ne se réfère jamais aux humains au sens large. Par conséquent, l’élément marqué est toujours spécifié de manière plus étroite et plus fortement articulé que l’élément non-marqué. Or la distinction entre éléments marqués et non-marqués est aussi valable heuristiquement pour considérer les contrastes linguistiques que pour analyser des contrastes sociaux6. J’emploie le concept de « marquage social » pour me référer aux manières dont les acteurs sociaux perçoivent activement une des faces d’un contraste tout en ignorant l’autre face, conçue comme épistémologiquement non problématique7. On peut ici se référer à Emile Durkheim chez qui la distinction entre le sacré et le profane correspondait à une tentative de comprendre l’asymétrie cognitive dans notre perception des phénomènes sociaux8. A l’instar du concept de sacré chez Durkheim, le marqué représente les extrémités : soit ce qui se situe nettement au-dessus ; soit, au contraire, ce qui se place nettement au-dessous de la norme. Aussi le non-marqué représente-t-il la vaste étendue de la 4. TRUBETZKOY, 1975, p. 162. 5. Voir par exemple GREENBERG, 1966 ; HERBERT, 1986. 6. Jakobson soulignait la signification de la distinction entre le marqué et le non marqué au- delà du domaine de la linguistique (voir TRUBETZKOY, 1975, p. 162). WAUGH, 1982 a, quant à lui, fourni une analyse plus étendue de leur utilité en dehors de la linguistique. Pour une discussion de leur utilité dans l’étude de l’organisation hiérarchique des identités sociales, voir BREKHUS, 1996. 7. BREKHUS, 1996, p. 500. 8. DURKHEIM, 1965 [1912]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Une sociologie de l’invisibilité 247 réalité sociale qui est définie passivement soit comme « non remarquable », soit comme socialement générique et profane9. Le contraste linguistique entre le marqué et le non-marqué s’apparente à la distinction entre « figure » et « fond » propre à la psychologie visuelle : la psychologie de la Gestalt a montré que nous mettons au premier plan la « figure » d’un contraste visuel, sans en percevoir le fond10. Or, si cette psychologie ne traite que de la perception visuelle, des principes de ce type peuvent être cependant utiles pour analyser les formes non visuelles de traçage. De la même manière que nous accentuons des contours physiques et en ignorons d’autres, nous portons au premier plan certains contours de notre monde social, tout en ne prêtant guère attention à d’autres contours. Certains éléments de la vie sociale sont ainsi perçus comme des figures marquées, tandis que la plus grande partie de notre univers social se dilue dans son arrière-fond non-marqué. Des comportements, des attitudes, des catégories, des identités, des espaces sociaux et des environnements qui sont considérés comme socialement extrêmes sont marqués (ou activement accentués), alors que ceux qui sont considérés comme socialement neutres restent non- marqués (ou sont pris pour allant de soi). Le langage joue un rôle essentiel dans le processus social de marquage : le seul acte consistant à nommer ou à qualifier une catégorie la construit simultanément et la fait ressortir comme catégorie. Lorsque nous marquons linguistiquement un élément, nous le qualifions comme ayant une forme « particulière » qui est à distinguer de sa forme plus « générique ». Par exemple, les termes « Chinois américain », « protestant fondamentaliste » ou encore « démocrate reaganien » impliquent tous que les personnes visées ne correspondent pas tout à fait à la forme générique (« typique ») d’Américain, de protestant ou de démocrate. En élaborant une forme composée pour un type particulier, nous construisons également – certes passivement – un cas normatif ou un type générique par l’absence même de toute qualification linguistique. Dans les cas idéal-typiques de non marquage, il nous manque jusqu’au nom pour décrire la portion du continuum qui fait défaut. Ainsi des individus peuvent-ils appliquer le qualificatif « vierge » pour marquer socialement celles et ceux qui ont peu de rapports sexuels selon les standards moraux et 9. BREKHUS, 1996, p. 502. 10. Voir par exemple KOFFKA, 1935, p. 184-186 ; KOHLER, 1947, p. 202. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.1.66.145 - 18/01/2016 20h57. © La Découverte 248 Réseaux n° 129-130 sexuels conventionnels ou, au contraire, les qualificatifs « putain » ou « dragueur » pour celles et ceux ayant une sexualité débridée. Mais ils ne disposent d’aucun qualificatif culturel explicite pour qualifier ceux et celles qui ont une sexualité socialement non-exceptionnelle11. Autre exemple : les dates qui prennent un nom particulier sont mises en évidence comme « exceptionnelles » par rapport à d’autres moments, comme en témoignent les multiples fêtes, qui sont des moments mis bien davantage au premier plan que les multiples dates du calendrier non marquées culturellement. Le non-marqué reste généralement en deçà de la qualification et de l’acceptation, cela y compris dans la recherche sociale. On en veut pour preuve, par exemple, que l’étude du comportement collectif se concentre sur les comportements déjà désignés auparavant comme les « révoltes » ou les « paniques », mais analyse rarement les formes de comportement collectif sans qualificatif qui constituent pourtant la plus grande majorité de la dynamique humaine ordinaire12. De même, l’étude des catégories sexuelles se porte sur des groupes nommés culturellement, comme uploads/Philosophie/ une-sociologie-de-l-x27-invisibilite-reorienter-notre-regard-wayne-brekhus.pdf

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