DE L'EXPERIENCE·. M O N T A I G N E ET LA MÉTAPHYSIQUE D E S T I T U É D E L A
DE L'EXPERIENCE·. M O N T A I G N E ET LA MÉTAPHYSIQUE D E S T I T U É D E L A M É T A P H Y S I Q U E « Montaigne et la métaphysique >> : l'expression est ambiguë, car elle peut signifier le rapport que Montaigne entretient à la métaphysique, comme discipline, ou celui qu'il entretient à la Métaphysique d'Aristote, comme livre, ou plutôt ensemble de livres, de la composition factice duquel est née cette région de la philosophie que nous appelons la méta- physique. La métaphysique a constitutivement pour objet ce dont traite la Métaphysique. De l'ambiguïté entre métaphysique et Métaphysique, Mon- taigne lui-même joue. Dans De l'expérience, il écrit en effet : «Je m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique» (1072). S'agit-il des deux disciplines philosophiques complémentaires — philo- sophie surnaturelle et philosophie naturelle —, ou des deux titres succes- sifs du corpus aristotélicien ? Faut-il lire dans les Essais une métaphysique et une physique, c'est-à-dire l'étude d'une âme (et peut-être d'un Dieu) et celle d'un corps ? De quelle étude s'agit-il : de moi-même, ou, selon une for- mulation manifestement anachronique, du mol· — de tout moi en moi ? Et 1. Pascal est le premier, à notre connaissance, à écrire « le moi », § 688 (Lafuma) des Pen- sées ; mais cette substantivation du moi n'eut pas été possible sans la substantification carté- 50 MO.\TAlG.\H HT I'AKTIQVTTH la nouvelle étude, qui en remplace deux, est-elle unique ou reste-t-elle marquée par la dualité : faudra-t-il parler d'une étude bipartite du seul moi-même, ou même tripartite, car le moi s'impose à la logique elle- même, ou plutôt lui impose sa diversité essentielle' ? Laissons ces ques- tions provisoirement irrésolues. Car, quoi qu'il en soit, Montaigne subs- titue bien cette « étude » - à la fois permanente et énigmatique, à l'étude de la Métaphysique et de la Physique d'Aristote2. L'essai De l'expérience est le lieu même où s'avoue cette substitution ; il est peut-être aussi celui - der- nier discours des Essais - où elle s'accomplit par excellence. Cette ambiguïté, d'abord typographique, révèle une difficulté de taille. Car si les Essais se substituent à la Métaphysique et à la Physique, en quel sens le font-ils ? - Une substitution est un changement de termes dans l'invariance d'une fonction : les Essais se substituent-ils à la Métaphysique et à la Physique (d'Aristote) tout en relevant bien de la métaphysique et de la physique ? En tiennent-ils lieu, en sont-ils le nouveau corpus ? Les Essais sont-ils une nouvelle Métaphysique et une nouvelle Physique : une métaphy- sique qui, annonçant celle de Descartes, serait une métaphysique non de ou de Γούσία, mais de l'ego - non une ontologie ou une ousiologie, mais une égologie ; et une physique qui serait celle, non des corps et des mouvements, mais de mon corps et de mes mouvements, une physique des Passions de l'âme', bien plutôt que ce qu'on appellera dès avant la fin du sienne qu'expriment le «ce moi» du Discours de la méthode (AT VI, 33, 7) et l'esp ille (suivi du verbe conjugué à la première personne) de la Meditatio II (AT VII, 25, 14-15 et 27, 28-29). Voir la notice d'Emmanuel Martineau au discours V de son édition de Pascal, Discours sur h religion et sur quelques autres sujets, Fayard/Armand Colin, 1992, p. 221, et notre « L'invention du moi », à paraître en 2004 dans les actes du colloque « I-e moi et la certitude de soi », organisé par Olivier B o u l n o i s , R.PHF.. 1. «Je n'ai rien à dire de moi, entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot. Distingo est le plus universel m e m b r e de ma Logique » (II, 1, 335). Ainsi y a-t-il aussi en un sens une logique de Montaigne, qui a pour objet le moi : et cette logique a à se conformer à son objet en distinguant dans le moi lui-même. 2. Michael Screech est le premier à avoir signalé cette substitution : voir Montaigne and Melancholy. The Wisdom of the Essays, Londres, Duckworth, 1983 ; tr. fr. Montaigne et hi mélancolie, Paris, PUF, 1992, chap. 14. 3. « Mon dessein n'a pas été d'expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien », AT XI, 326, 13-15 ; voir Gilles Olivo, « Descartes cri- tique du dualisme cartésien ou l'homme des Pancipia : union de l'âme et du corps et vérités éternelles dans les Principia IV, 188-198», in Descartes: Principia philosophiae (1644-1994), éd. par J.-R. Armogathe et G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1996, p. 231-253. Dr; L ' E X P É R I E N C E : MONTAIGNH HT lΛ ΜΗ!', l l ' f l ) 'SlQlΙΠ 51 siècle, une psychologie1 ? — Ou Montaigne va-t-il jusqu'à refuser la fonc- tion même, frappant d'inutilité toute métaphysique et toute physique, et pas seulement celles d'Aristote : je ne serais pas tant à moi-même un nouvel Aristote que l'autre de tout aristotélisme, un anti-Aristote ? Mais alors, n'entrons-nous pas dans des difficultés plus considérables encore ? Car à quelles conditions le nouveau sujet d'étude peut-il parler du corps, de la santé et de la maladie, en faisant l'économie de toute science physique ? Plus encore, à quelles conditions, cessant de tenir lieu de métaphysique, peut-il prétendre échapper purement et simplement à l'emprise de la métaphysique, et peut-il le faire sans avoir à la réfuter, voire sans le projet de sa destruction explicite ? L'alternative peut s'énoncer en un raccourci sommaire : le projet de Montaigne est-il précartésien, qui prétend substi- tuer à la Métaphysique et à la Physique (d'Aristote) l'étude de moi-même, nouvelles métaphysique et physique comme le seront les Meditationes de primaphilosophia et les Passions de l'âme, ou est-il prépascalien, dont l'étude paradoxale de moi-même vise à disqualifier la métaphysique (toute méta- physique) et la physique (toute physique)2 ? Cette alternative semble apparaître dans les Essais selon sa première possibilité : Aristote ou moi. Pour les scolastiques, on n'accède à soi que par Aristote ; ignorer Aristote, c'est s'ignorer : « Qui ignore Aristote, selon eux, s'ignore quand et quand soi-même >> (II, XVII, 657). Montaigne refuse l'implication et en oppose les termes de façon exclusive, pouvant alors préférer l'un (moi) à l'autre, Aristote, Platon ou Cicéron indifférem- ment : «J'aimerais mieux m entendre bien en moi qu'en Platon »' (1073). Or si je me connais moi-même, ne suis-je pas en droit d'ignorer Aristote ? Et de nouveau, se connaître soi-même, et ignorer Aristote, est-ce ignorer la métaphysique ? À moins qu'à l'inverse, se connaître soi-même soit 1. Goclenius crée le mot, en grec, et en fait le titre de son recueil d'études : Psycbologia, Marbourg, 1597. 2. Pour cette problématique, voir notre Pascal et L· philosophie, Paris, Pl'l·, 1992, § 1 et 16- 18. 3. 1588 ; c corrige : « qu'en Cicéron ». Platon est sans doute un exemple ambigu, lui qui met en scène Socrate ; et de Socrate, au contraire d'Aristote, Montaigne peut se recommander : « De quoi traite Socrate plus largement que de soi ? » (De l'exercitation, 378). Montaigne peut être à la fois socratique et pré-cartésien. Pour les références à Platon dans les Hssais, voir les tableaux donnés par Edouard Simon, « Montaigne et Platon », HS/\M, 35-36, janvier-juin 1994, p. 97-104, et 37-38, juillet-décembre 1994, p. 79-99. 52 MOXTAIGXt HT Ι.ΆΧΊΊΟΙ'ΓΠΪ accéder à la vraie métaphysique ? Nous ne quittons pas la question : igno- rer la Métaphysique (d'Aristote) est-ce se dispenser de la métaphysique, ou au contraire la repenser1 ? Grevé par cette ambiguïté fondamentale, le dessein des Essais s'avère aporétique : le projet constitutif des Essais ne prend sens que dans la mesure où il serait destituant ou destitutif — si l'on nous pardonne ce mot — de la métaphysique : entendons d'abord que la constitution des Essais ne passerait que par la destitution de la Métaphy- sique et de la Physique, et peut-être, à travers elle, de la métaphysique et de la physique. Montaigne ne serait pas seulement, selon le mot de Pascal, celui qui considère « l'homme destitué de toute révélation »2, mais aussi destitué de toute métaphysique. Montaigne serait cet homme même, des- titué de la métaphysique - qui plus est : qui revendique de la destituer. Mais ce n'est pas tout. L'ambiguïté du présent titre et la revendication de Montaigne qui la justifie se doublent d'un paradoxe. Car Aristote, c'est d'abord, pour Montaigne comme pour nous, un sujet d'étude. Or cette étude, Montaigne ne l'a pas faite. Comment disqualifier ce qu'on ne connaît pas ? Par quelle violence théorique exclure ce qu'on ignore ? Comment se dispenser de ce qu'on refuse de penser ? La substitution de l'étude de soi à celle de la Métaphysique et de la Physique ne viendrait-elle pas justifier après coup et bien maladroitement une uploads/Philosophie/ vincent-carraud-de-l-x27-experience-montaigne-et-la-metaphysique.pdf
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- Publié le Mar 04, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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