Jacques Bouveresse Philosophie des mathématiques et thérapeutique d'une maladie

Jacques Bouveresse Philosophie des mathématiques et thérapeutique d'une maladie philosophique: Wittgenstein et la critique de l'apparence « ontologique » dans les mathématiques .. Puisque tout est étalé sous nos yeux., il n'y a rien à expliquer. Car ce qui est caché, par exemple, ne nous intéresse pas. ~ (Investigations philosophiques, 126.) Dans le Tractatus, Wittgenstein professait une sorte de logicisme 1 dissi- dent dont l'originalité résidait essentiellement dans son opposition déjà très marquée au réalisme logique plus ou moins accusé et plus ou moins avoué des théories orthodoxes comme celles de Frege et Russell. La critique des pseudo-objets mathématico-Iogiques (le « vrai », le « faux », l' « objet », le « nombre », la « proposition », etc.) aboutissait en effet en fait au dépeu- plement intégral de cet univers « paradisiaque» de la logique sur lequel Whitehead et Russell avaient cru pouvoir fonder une reconstruction globale 4e l'édifice mathématique et ramenait, en un certain sens, ,la question des fondements à un niveau purement opérationnel 2. Entre 1929, année où il reprit ses recherches à Cambridge, et 1932 environ, Wittgenstein mit par écrit un certain nombre de réflexions sur la philo- sophie des mathématiques et de la logique qui se rattachent en gros à la 1. Bien que le Tractatus n'apporte à proprement pader aucune caution au programme réductionniste des logicistes de stricte observance et que Wittgenstein y propose une théorie du nombre qui s'appa- rente par certains côtés à celle des intuitionnistes, on pourra néanmoins considérer sa position du moment co=e un logicisme marginal si l'on admet avec Carnap que le requisit fondamental de la théorie logiciste (dans son opposition au formalisme) doit finalement être formulé de la façon suivante: .. La dche qui consiste à fonder logiquement les mathématiques n'est pas remplie complètement par une métamathématique (c'est-à-dire par une syntaxe des mathématiques) seule, mais uniquement par une syntaxe du langage total, qui contient à la fois des propositions logico-mathématiques et des propositions synthétiques. (The logical Syntax of Language, Routledge and Kegan Paul, Londres, 6' édition, 1964, p. 327). Par 4 logicisme • du Tractatus on entendra simplement le fait que, pour son auteur, les mathéma- tiques et la logique décrivent solidairement la logique du monde. 3 •• Le nombre est l'exposant d'une opération - (Tractatus logico.philosophieus, 6. 0::11). Philosophie des mathématiques 175 conception du Tractatus et qui n'ont pas été publiées 8. Celles qui ont été rassemblées pour la première fois en 1956, dans l'ordre chronologique de leur rédaction, par G. H. von Wright, T. Rhees et G. E. M. Anscombe sous le titre Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik s'échelonnent sur une assez longue période (1937-1944) et sont à rapprocher des Investi- gations philosophiques, auxquelles elles devaient, pour une part tout au moins, être incorporées '. Wittgenstein ne devait plus revenir par la suite à ce genre d'étude. Les Remarques représentent donc sa dernière philosophie des mathématiques et le choix fait par les responsables de l'édition parmi de nombreuses notes manuscrites a pour but de donner une idée aussi complète et aussi exacte que possible du chemin considérable parcouru sur la question depuis l'époque du Tratactus et de la position (il vaudrait mieux dire des positions) extrêmement originale et, pour tout dire, assez précaire du'second Wittgenstein sur le problème précis du fondement des mathématiques et un certain nombre de matières annexes. L'ensemble des Remarques qui, il faut le noter, ne constituent ni dans les intentions primitives de l'auteur ni dans les faits un véritable livre, est disparate et très inégal, à peu près toujours déconcertant et stimulant pour le philosophe et décevant - selon toute probabilité - pour le mathéma- ticien et le logicien. M. Dummett 5 juge l'ouvrage dans ces termes : « Bien des idées sont exprimées d'une manière que l'auteur reconnaissait comme inexacte ou obscure; certains passages sont en contradiction avec d'autres; certains sont dépourvus de tout caractère concluant; certains élèvent des objections contre des idées que Wittgenstein soutenait ou avait soutenues et qui ne sont pas elles-mêmes clairement énoncées dans ce volume; d'autres passages, en outre, en particulier ceux qui portent sur la consistance et sur le théorème de GOdel, sont de piètre qualité ou contiennent des erreurs déterminées. Cela étant, le livre doit être traité comme ce qu'il est - un choix de notes d'un grand philosophe. Comme le disait Frege de ses écrits non p1tbliés, elles ne sont pas toutes de l'or, mais il y a de l'or en elles. Une des t~ches du lecteur est par conséquent d'extraire l'or 6. » Cowan 7 fait remarquer assez justement que la philosophie des mathé- matiques et de la logique de Wittgenstein est en un sens purement étrangère 3. Cf. c Vorwort der Herausgeber., in Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, von Ludwig Wittgenstein. Avec une traduction anglaise' (Remaries on the Fountlatioos of Mathematics) par G.B.M. Anscombe, Oxford, 1956, '],. édition 1964. 4- Le premi« des cinq fragmentl qui composent les Remarques faisait même partie d'une Vel"Iioo primitive du manuscrit des Investigations. Par ailleurs un certain nombre de remarques sont passées à peu près textuellement dans ce dernier livre et ont parfois été laissées de côté pour cette raison. 5. Cf.« Wittgenstein's Philosophy ofMathematics., in The Philosophical Review, Vol. LXVDI (1959). Repris dans Wittgen.steln, The Philosophicat Investigations, A Collection of Critica1 Bss~ys, edite<! by George Pitcher, New York, 1966, et également dans Philosophy of Mathemat/cs, selected readingl edited by Bénacerraf and Putnam, Prentice-Hall, Ine .. Englewood Clilfs, N.J. 1964- 6. Piteher. p. 420. 7. Ct: c Wittgenstein's Philosophy of Logie t, in The PhilosophicaJ RLview, Vol. LXX (1961), p. 362- 375. Cf. p. 3U. Jacques Bouveresse aussi bien à la logique qu'aux mathématiques et à la philosophie de ces deux disciplines; car, en fait, Wittgenstein ne se préoccupe ni de nier ce sur quoi les autres s'entendent et dont ils partent, ni d'adopter pour son propre compte les mêmes points de départ, mais uniquement de regarder ailleurs, plus loin ou plus en profondeur, pour montrer que de tels points de départ n'ont aucun fondement et aucune raison d'être. Ce n'est effective- ment pas par les éléments de réponse qu'il pourrait éventuellement apporter à un problème, en l'occurrence celui du fondement des mathématiques, que Wittgenstein attire l'attention du philosophe, mais par la ténacité avec laquelle il conteste que le problème ait à se poser. En fait, bien que certains aspects de ses analyses l'apparentent tour à tour plus ou moins à chacune des trois grandes écoles : logicisme, formalisme, intuitionnisme, Wittgen- stein rejette en bloc toutes les entreprises de« fondation. des mathématiques parce qu'il nie purement et simplement que la mathématique ait à être « fondée •. Si les Remarques constituaient un véritable livre, le thème n'en pourrait être qu'une dénonciation, par les procédés habituels de la philoso- phie analytico-linguistique, de la non-pertinence d'une problématique historique démesurément grossie et chargée d'un pathos abusif: la drama- tique c question des fondements •. Pour comprendre la position tout à fait particulière de Wittgenstein, il faut s'interroger d'abord sur les conditions d'apparition de la probléma- tique qu'il récuse et d'instauration du débat auquel il semble prendre part tout en en contestant les termes. La question des fondements naît, à la fin du XIr siècle, d'une c crise. de la pensée mathématique. La crise au sens étroit du mot est consécutive à la rencontre de phénomènes « pathologiques. : paradoxes, antinomies, etc., dans une science réputée sûre et elle se résout à un premier niveau par la simple reconstruction axiomatique de la théorie des ensembles. La crise au sens lar~e est une crise au sens husserlien du mot: elle concerne le c sens. même de 1 activité mathématique et oblige le mathé- maticien à se poser un certain nombre de questions préjudicielles qui portent sur la nature de la c vérité. mathématique, le sens des propositions mathéma- tiques, le type d'évidence auquel elles font appel, etc. Ces questions se posent évidemment en permanence à la philosophie, indépendamment de la c conjoncture,. mathématique. En temps normal, la pratique scientifique poursuit et atteint ses objectifs dans une sereine « irresponsabilité • : les mathématiques et la logique se développent comme des techniques autono- mes et autarciques en faisant confiance à des évidences « naïves. non criti- quées. La venue au jour de productions tératologiques comme les nombres irrationnels, les géométries non-euclidiennes ou les ensembles paradoxaux, est à chaque fois l'occasion pour la science mathématico-Iogique d'une reconquête philosophique de son « authenticité •. Le fait que l'état de crise se matérialise un jour dans des difficultés ou des paradoxes ne fait que rendre sensible aux yeux du praticien lui-même l'urgence d'une interrogation critique et d'une entreprise systématique de « fondation ». Résoudre la question des fondements pour les trois écoles logiciste, Philosophie des mathématiques 177 formaliste et intuitionniste, c'était fournir à la fois une reconstruction (Plus ou moins complète) des mathématiques et une philosophie pour la soutenir. On ne trouve ni l'une ni l'autre de ces deux préoccu~ations chez Wittgenstein, qui ne fait pas œuvre de mathématicien et n uploads/Philosophie/ wittgenstein-et-les-maths-bouveresse-pdf.pdf

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