L'ARCHÉOLOGIE DU VALOIR. AMOUR, DON ET VALEUR DANS LA PHILOSOPHIE DE MAX SCHELE
L'ARCHÉOLOGIE DU VALOIR. AMOUR, DON ET VALEUR DANS LA PHILOSOPHIE DE MAX SCHELER En hommage à Paul Ricœur (1913-2005) Frédéric Vandenberghe La Découverte | « Revue du MAUSS » 2006/1 no 27 | pages 138 à 175 ISSN 1247-4819 ISBN 2707148970 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2006-1-page-138.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Comme il se doit pour un auteur original et fondateur, Max Scheler (1874- 1928), considéré par ses contemporains comme un génie et un géant de la philosophie européenne d’avant-guerre, est aujourd’hui quelque peu oublié. Intervenant dans les discussions philosophiques et scientifiques, prenant parti dans les débats politiques de son temps, ce philosophe catholique non conven- tionnel serait aujourd’hui, sans aucun doute, un philosophe cathodique, fort apprécié dans les talk shows. Frivole, intuitif, avide de toutes sortes de réalités, Scheler est un véritable animal philosophique – une bestia cupidissima rerum novarum3 – qui s’est lancé à fonds perdus dans une recherche tout terrain qui vise à joindre les profondeurs irrationnelles de la vie aux hauteurs divines des idées éternelles et des valeurs absolues. Traversant la théologie, la métaphy- sique, l’éthique, l’épistémologie, la physique, la biologie, l’anthropologie, la psychologie et la sociologie, il a ouvert des perspectives grandioses dans tous ces domaines de la pensée, sans pour autant réussir à les intégrer dans un système métaphysique bien ficelé. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas cherché l’achèvement, . Une première version de ce texte a été présentée au département de sociologie de l’Université fédérale de Pernambuco (Brésil) en mai 2005. Je tiens à remercier spécialement Fernando Suárez Müller et Henk Manschot, ainsi que Christiane Girard, avec qui j’ai souvent discuté de « mon philosophe catholique » lors de mon séjour à Brasilia. . Le livre de Good [1975], qui réunit des articles – de Heidegger, Gadamer, Plessner et Gehlen, parmi d’autres – en hommage à Scheler, donne une bonne impression de « l’histoire de l’efficace » de la pensée schélérienne. Dans un article encyclopédique [cf. Gesammelte Schriften, VII, p. 259-330], Scheler présente une vision panoramique du champ philosophique allemand de son temps. 3. La formule vient de Catilina. Scheler l’a utilisée dans son dernier livre, Die Stellung des Menschen im Kosmos, pour caractériser l’être humain : « L’homme est le Faust éternel, la bestia cupidissima rerum novarum. Jamais satisfait de la réalité qui l’entoure, il est toujours avide de briser les barrières de son Être-ainsi-ici-maintenant et il aspire toujours à transcender la réalité qui l’entoure – y compris sa propre réalité personnelle » [IX, 46]. Toutes les citations de l’allemand sont traduites par l’auteur ; les références renvoient directement au volume et à la page des Gesammelte Schriften, publiés sous la direction de Maria Scheler et Manfred Frings. Ce dernier est d’ailleurs l’auteur de deux remarquables monographies sur Scheler – voir Frings [1965, 1997]. © La Découverte | Téléchargé le 27/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 186.235.100.204) © La Découverte | Téléchargé le 27/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 186.235.100.204) 139 L’archéologie du valoir mais jamais satisfait, toujours en évolution, ayant soumis à l’épreuve toutes les positions philosophiques consacrées, « il n’a pu trouver l’apaisement même dans son propre système », comme le dit si bien Gurvitch [1930, p. 68]. Ainsi, on a l’a vu passer d’un néokantisme de jeunesse, fortement influencé par Eucken, le prix Nobel de la paix, à une phénoménologie eidétique d’inspiration catholique pour aboutir, en fin de parcours, à une vision du monde panenthéiste dans laquelle Dieu n’est plus conçu comme un être (personnel), mais comme un devenir (anonyme) qui se manifeste et se réalise progressivement dans l’histoire. La période intermédiaire, « classique », va de 1912 à 1922 et constitue, sans aucun doute, la période la plus créative et productive de sa carrière. C’est cette période que nous analyserons dans cet article de synthèse. En l’espace de quelques années, Max Scheler a écrit une grande quantité d’articles sur une multitude de thèmes relativement disparates, tels que les ver- tus, le travail, l’amour, la souffrance, la honte ou la guerre, et produit plusieurs livres, dont un essai fort polémique sur le ressentiment et le retournement des valeurs (1912, revu et élargi en 1915) et un grand livre sur l’essence et les formes de la sympathie (1913, revu et élargi en 1922). Son œuvre maîtresse, Le formalisme dans l’éthique et l’éthique matérielle des valeurs (1913-1916), publié en deux tomes dans les annales de la recherche phénoménologique de Husserl, date également de cette période d’effervescence intellectuelle. Dans cette synthèse magistrale de la phénoménologie et de la philosophie chrétienne, Scheler développe de façon systématique une éthique matériale des valeurs qu’il présente comme une alternative phénoménologique à l’éthique formaliste du devoir de Kant. Influencé par les Recherches logiques de Husserl, la philosophie de la vie de Nietzsche et de Bergson, et la théologie naturelle de saint Augustin et Pascal, Scheler essaie de marier la phénoménologie à la théologie chrétienne dans une théorie personnaliste de l’amour « avec et en Dieu » (amare cum et in Deo), l’amour étant compris comme l’acte spirituel par excellence par lequel l’animal qu’est l’homme participe à l’Esprit et s’élève jusqu’à Dieu. Même si ce mariage est problématique – il réduit la phénoménologie à la « bonne fille » d’un projet doctrinaire et introduit l’existence de Dieu dans une philosophie qui se veut, par principe, « sans présuppositions » –, il est néanmoins bien plus solide que chacun de trois mariages et chacune des dizaines d’affaires scabreuses qui scandent sa carrière professionnelle. Chez Scheler, il y a une tension remarquable entre la vie (sa vie) et la phi- losophie (sa philosophie). Il a écrit des pages merveilleuses sur l’amour et . Les deux tomes de Dupuy [1959] présentent une excellente analyse de l’évolution et de l’unité de la pensée schélérienne, des premiers écrits sur l’éthique en passant par la critique de la modernité, la phénoménologie, l’épistémologie et l’éthique matériale, jusqu’aux derniers textes sur l’anthropologie philosophique. . À deux reprises, Scheler a été renvoyé de l’université pour cause de débauche. Le lecteur intéressé trouvera les détails de la « chronique scandaleuse » dans Staude [1967, spécialement p. 1-2, 6-8, 24-28, 56-58 et 139-145]. © La Découverte | Téléchargé le 27/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 186.235.100.204) © La Découverte | Téléchargé le 27/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 186.235.100.204) De l’anti-utilitarisme 140 la sympathie, mais, dans la pratique, il se comportait mal avec les femmes et, à ce qu’il paraît, il ne sympathisait pas vraiment avec autrui non plus. Philosophant contre lui-même, la philosophie lui sert comme une sorte d’oratoire où il peut librement sublimer ses pulsions sexuelles, échapper à la culpabilité et se repentir – une fois que les péchés de la chair sont confessés, le bon catholique peut récidiver pour se faire pardonner à nouveau, comme l’avait justement observé Max Weber dans l’Éthique protestante. Plus il s’enfonçait dans le péché, plus notre philosophe sublimait ses penchants non avouables, et plus il cherchait à intégrer la philosophie de la vie dans une philosophie de l’esprit œcuménique. Conséquemment, sa philosophie se présente comme une cathédrale de la pensée qui s’érige sur les bas-fonds de l’irrationnel (les caves obscures de Maffesoli) pour s’élever jusqu’au ciel des essences éternelles et des valeurs absolues (les Idées lumineuses de Platon). Conscient des tensions, Scheler rompra vers la fin de sa vie avec le catholicisme (n’ayant pas obtenu l’annulation de son deuxième mariage par l’Église, il se maria civilement avec l’une de ses étudiantes) et, influencé par la psychanalyse, il donnera davantage d’espace aux pulsions libidinales dans son analyse du processus d’hominisation. Dans la Place de l’homme dans le cosmos (1928), un précis de l’anthropologie philosophique, discipline dont il est le fondateur, il développera la thèse de l’impuissance de l’esprit : les idées, les valeurs et les essences ne peuvent pas se réaliser d’elles-mêmes dans l’histoire. N’ayant pas de force propre, l’esprit doit se nourrir des force vitales et, chargé d’énergie, il doit progressivement les libérer pour les conduire en bonne voie. Malgré cette reconnaissance tardive de la force vitale dans sa philosophie, celle-ci uploads/Philosophie/amour-don-et-valeur.pdf
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- Publié le Fev 05, 2021
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