CLÉMENT ROSSET L’ÉCOLE DU RÉEL AVANT-PROPOS Ce livre n’est pas une refonte (hor

CLÉMENT ROSSET L’ÉCOLE DU RÉEL AVANT-PROPOS Ce livre n’est pas une refonte (hormis cependant des retouches) mais une réunion des textes que, depuis une trentaine d’années, j’ai écrits sur la question du réel et de ses doubles fantomatiques. Estimant qu’ils formaient une suite d’écrits portant sur le même problème, une série de thème et variations dont Le Réel et son double serait le thème original et nombre des livres qui ont suivi des variations, au moins partiellement, il m’a paru souhaitable de les réunir dans un livre dont ils sont autant de chapitres isolés. Je n’ai pas cru utile d’en modifier la chronologie et ai pris les textes dans l’ordre où ils sont venus, éliminant tous ceux qui ne se rattachaient pas directement à la question du réel, afin d’obtenir un volume consacré à un sujet unique. Ce sujet unique n’est au fond que l’exposé d’une conception particulière de l’ontologie, du « savoir de ce qui est » comme l’indique l’étymologie du mot. Ma quête de ce que j’appelle le réel est très voisine de l’enquête sur l’être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie. À cette différence près que presque tous les philosophes s’obstinent à marquer, tel naguère Heidegger, la différence entre l’être et la réalité commune, alors que je m’efforce pour ma part d’affirmer leur identité. I LE RÉEL ET SON DOUBLE INTRODUCTION L’ILLUSION ET LE DOUBLE Je veux parler de sa manie de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas. E. A. Poe Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible – celui du réel à être perçu – mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Tolérance que chacun peut suspendre à son gré, sitôt que les circonstances l’exigent : un peu comme les douanes qui peuvent décider du jour au lendemain que la bouteille d’alcool ou les dix paquets de cigarettes – « tolérés » jusqu’alors – ne passeront plus. Si les voyageurs abusent de la complaisance des douanes, celles-ci font montre de fermeté et annulent tout droit de passage. De même, le réel n’est admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. Ce refus du réel peut revêtir des formes naturellement très variées. La réalité peut être refusée radicalement, considérée purement et simplement comme non- être : « Ceci – que je crois percevoir – n’est pas. » Les techniques au service d’une telle négation radicale sont d’ailleurs elles-mêmes très diverses. Je puis anéantir le réel en m’anéantissant moi-même : formule du suicide, qui paraît la plus sûre de toutes, encore qu’un minuscule coefficient d’incertitude lui semble malgré tout attaché, si l’on en croit par exemple Hamlet : « Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? » Je peux également supprimer le réel à moindres frais, m’accordant la vie sauve au prix d’un effondrement mental : formule de la folie, très sûre aussi, mais qui n’est pas à la portée de n’importe qui, comme le rappelle une formule célèbre du docteur Ey : « N’est pas fou qui veut. » En échange de la perte de mon équilibre mental, j’obtiendrai une protection plus ou moins efficace à l’égard du réel : éloignement provisoire dans le cas du refoulement décrit par Freud (subsistent des traces du réel dans mon inconscient), occultation totale dans le cas de la forclusion décrite par Lacan. Je peux enfin, sans rien sacrifier de ma vie ni de ma lucidité, décider de ne pas voir un réel dont je reconnais par ailleurs l’existence : attitude d’aveuglement volontaire, que symbolise le geste d’Œdipe se crevant les yeux, à la fin d’Œdipe roi, et qui trouve des applications plus ordinaires dans l’usage immodéré de l’alcool ou de la drogue. Toutefois, ces formes radicales de refus du réel restent marginales et relativement exceptionnelles. L’attitude la plus commune, face à la réalité déplaisante, est assez différente. Si le réel me gêne et si je désire m’en affranchir, je m’en débarrasserai d’une manière généralement plus souple, grâce à un mode de réception du regard qui se situe à mi-chemin entre l’admission et l’expulsion pure et simple : qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, ou plutôt lui dit à la fois oui et non. Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s’ensuivre. Cette autre manière d’en finir avec le réel ressemble à un raisonnement juste que viendrait couronner une conclusion aberrante : c’est une perception juste qui s’avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. Je ne refuse pas de voir, et ne nie en rien le réel qui m’est montré. Mais ma complaisance s’arrête là. J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on ne m’en demande pas davantage. Pour le reste, je maintiens mon point de vue, persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu. Coexistent paradoxalement ma perception présente et mon point de vue antérieur. Il s’agit là moins d’une perception erronée que d’une perception inutile. Cette « perception inutile » constitue, semble-t-il, un des caractères les plus remarquables de l'illusion. On aurait probablement tort de considérer celle-ci comme provenant principalement d’une déficience dans le regard. L’illusionné, dit-on parfois, ne voit pas : il est aveugle, aveuglé. La réalité a beau s’offrir à sa perception : il ne réussit pas à la percevoir, ou la perçoit déformée, tout attentif qu’il est aux seuls fantasmes de son imagination et de son désir. Cette analyse, qui vaut sans aucun doute pour les cas proprement cliniques de refus ou d’absence de perception, paraît très sommaire dans le cas de l’illusion. Moins encore que sommaire : plutôt à côté de son objet. Dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. Mais, en ce qui concerne l’aptitude à voir, l’illusionné voit, à sa manière, tout aussi clair qu’un autre. Cette vérité apparemment paradoxale devient sensible dès que l’on songe à ce qui se passe chez l’aveuglé, tel que nous le montre l’expérience concrète et quotidienne, ou encore le roman et le théâtre. Alceste par exemple, dans Le Misanthrope, voit bien, parfaitement et totalement, que Célimène est une coquette : cette perception, qu’il accueille chaque jour sans broncher, n’est jamais remise en question. Et pourtant Alceste est aveugle : non de ne pas voir, mais de ne pas accorder ses actes à sa perception. Ce qu’il voit est mis comme hors circuit : la coquetterie de Célimène est perçue et admise, mais étrangement séparée des effets que sa reconnaissance devrait normalement entraîner sur le plan pratique. On peut dire que la perception de l’illusionné est comme scindée en deux : l’aspect théorique (qui désigne justement « ce qui se voit », de théorein) s’émancipe artificiellement de l’aspect pratique (« ce qui se fait »). C’est d’ailleurs pourquoi cet homme après tout « normal » qu’est l’illusionné est au fond beaucoup plus malade que le névrosé : en ceci qu’il est lui, et à la différence du second, résolument incurable. L’aveuglé est incurable non d’être aveugle, mais bien d’être voyant : car il est impossible de lui « refaire voir » une chose qu’il a déjà vue et qu’il voit encore. Toute « remontrance » est vaine – on ne saurait en « remontrer » à quelqu’un qui a déjà sous les yeux ce qu’on se propose de lui faire voir. Dans le refoulement, dans la forclusion, le réel peut éventuellement revenir, à la faveur d’un « retour du refoulé » apparent, si l’on en croit la psychanalyse, dans les rêves et les actes manqués. Mais, dans l’illusion, cet espoir est vain : le réel ne reviendra jamais, puisqu’il est déjà là. On remarquera au passage à quel point le malade dont s’occupent les psychanalystes figure un cas anodin et somme toute bénin, en comparaison de l’homme normal. L’expression littéraire la plus parfaite du refus de la réalité est peut-être celle offerte par Georges Courteline dans sa célèbre pièce Boubouroche (1893). Boubouroche a installé sa maîtresse, Adèle, dans un petit appartement. Un voisin de palier d’Adèle avertit charitablement Boubouroche de la trahison quotidienne dont est victime ce dernier : Adèle partage son uploads/Philosophie/ lecole-du-reel-by-rosset-clement 1 .pdf

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