Argumentation cartésienne : logos, ethos, pathos Revue philosophique de Louvain

Argumentation cartésienne : logos, ethos, pathos Revue philosophique de Louvain, 106:3, 2008, p. 459-494. Partant de la distinction aristotélicienne entre les trois piliers de l’argumentation, logos, ethos et pathos, nous proposons une analyse de l’argumentation cartésienne, telle qu’elle se dévoile dans l’intégralité de son œuvre et de sa correspondance. Le logos cartésien est fondé sur deux distinctions, logique et dialectique, analyse et synthèse, et par l’insuffisance de la démonstration appelle la persuasion. L’ethos cartésien est socratique : il se dévoile dans une scénographie platonicienne, il consiste notamment en une critique de l’érudition et de nombreux indices rappellent l’attitude de Socrate. Le pathos cartésien révèle un soin à la fois prédiscursif et discursif de l’auditoire, une rhétorique émotionnelle qui vise à toucher les sentiments du lecteur, et un jeu de la polémique qui manie l’art de la flatterie et de l’insulte. La conclusion, qui met en évidence la nature et le rôle de l’argumentation cartésienne vis-à-vis de sa philosophie, pose également la question de la sincérité de l’auteur, avant de livrer quelques suggestions herméneutiques. L’analyse de l’argumentation cartésienne est dialectique, au sens hégélien du terme, et se dévoile dans un mouvement ternaire : une première lecture, qui s’en tiendrait dogmatiquement à la parole de Descartes, c’est-à-dire au Descartes sur l’argumentation, croirait avoir affaire à une pensée dualiste opposant irréductiblement argumentation et doctrine et, au-delà, logologie et ontologie, ou langage et pensée, pour conclure de toute évidence à « une philosophie sans rhétorique » [1] : La rhétorique n’a aucun rôle à jouer dans la rationalité qui vise la vérité, ou même elle joue le rôle d’obstacle, elle interfère [2]. C’est ainsi qu’on lisait Descartes. Une seconde lecture, délibéremment sceptique, nierait tout simplement un tel « totalitarisme méthodologique » [3] en considérant le Descartes argumentant et concluerait avec autant d’assurance qu’en dépit de ses paroles contre la rhétorique – voire même en raison de celles-ci – le texte cartésien a non seulement une dimension mais aussi une visée argumentative. C’est ainsi qu’on le lit maintenant : il est devenu commun de montrer comment l’écriture cartésienne use autant de rhétorique qu’elle prétend ne pas le faire [4]. Mais en rester là, à cette dialectique négative, est s’en rendre à l’aporie, dont témoignent les difficultés que rencontrent ceux qui voudraient caractériser cette rhétorique cartésienne en la morcellant selon les approches, de la logique à la stylistique, alors que le texte les fusionne. Une troisième lecture est donc nécessaire : elle montrerait que l’absence d’espace, dans le corps du texte, entre les différentes approches découpantes, c’est-à-dire, en dernière analyse, entre l’argumentation et l’écriture, est signe de la non instrumentalité de l’argumentation cartésienne. Ce qui signifie que l’on peut effectivement soutenir « une philosophie sans rhétorique instrumentale », au sein de laquelle ontologie et logologie sont intrinsèquement mêlées, comme en témoigne la structure logique du cogito [5]. Une argumentation qui ne fait qu’un avec la philosophie, une méthode qui est doctrine, un monisme dans l’ombre de la mathesis universalis : l’argumentation cartésienne, conformément à la dialectique hégélienne, doit être lue comme une production de la particularité de l’universel [6], et Descartes se montrera plus spinoziste qu’on pourrait le croire. Afin de poser les premières pierres de cette troisième lecture, nous analyserons l’argumentation cartésienne à la lumière de la fameuse distinction aristotélicienne des trois éléments fondamentaux du discours que sont l’ethos, le pathos et le logos : « Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur [ethos] ; d’autres dans la disposition de l’auditoire [pathos] ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il paraît l’être [logos] » [7]. L’argumentation est comme un cadeau que l’on offre (que A offre à B), et dont la réussite ne dépend pas que de l’objet offert (la démonstration, le logos), mais aussi de ce que B pense de A (ethos) et de l’effet que A pense que l’objet fera sur B (pathos). C’est ainsi que l’on peut aborder le discours cartésien. I- Logos Le logos est la démonstration, c’est-à-dire, en somme, la dimension logique du discours. Le logos cartésien mériterait à lui seul un article distinct. Contentons-nous ici d’en souligner trois aspects : deux distinctions et une insuffisance qui appelle précisément le développement du reste, l’ethos et le pathos. Logique et dialectique On écrit ici et là qu’il y aurait chez Descartes une « Critique de la logique » [8]. Mais quiconque lit attentivement les textes ne trouvera jamais qu’une critique d’une certaine logique : celle « de l’Ecole », c’est-à-dire la dialectique. Descartes prend effectivement « dialectique » au sens large de logique syllogistique des Premiers Analytiques d’Aristote, et non au sens strict aristotélicien de logique des syllogismes dont les prémisses sont seulement probables (laquelle n’en est pas moins incluse dans la critique cartésienne). Une équivalence est donc établie entre « dialectique », « logique de l’Ecole » et « syllogistique », ces trois termes désignant, la plupart du temps par le premier d’entre eux, la mauvaise logique, par opposition à la bonne – ou la vraie [9] – logique, qui elle conserve son nom (la Logique). Aussi ne s’agit-il certainement pas d’une « critique de la logique », mais au contraire d’une critique de la dialectique au profit de la logique. La critique de la vulgarem dialecticam consiste essentiellement en cinq accusations. Descartes reproche à la dialectique de n’avoir que faire de la vérité, c’est-à-dire de pouvoir se développer quelle que soit la valeur de vérité de ses propositions [10] ; de n’être pas même utile [11] ; d’être stérile, de n’apporter aucune connaissance nouvelle, c’est-à-dire de ne rien apprendre [12] ; de diviser sans considérer l’ensemble [13] ; et d’être un détour dont on peut se passer (il critique la longueur des syllogismes) [14]. Malgré tout, il lui reconnaît des qualités pédagogiques, grâce auxquelles il s’est lui-même exercé dans sa jeunesse [15]. En conclusion, il expulse la dialectique hors de la philosophie (qui ne doit jamais s’occuper que de vérité) vers la rhétorique : « D’où il ressort (…) par conséquent, que la dialectique telle qu’on l’entend communément est parfaitement inutile à ceux qui désirent explorer la vérité des choses, et qu’elle ne peut servir, à l’occasion, qu’à exposer plus facilement aux autres des raisonnements déjà connus ; et que, pour cette raison, il faut la transférer de la philosophie à la rhétorique » [16]. Depuis toujours rhétorique et dialectique entretiennent des relations complexes. La nature profondément hétérogène de la rhétorique aristotélicienne instaura dans l’histoire des tensions entre ses trois piliers : ethos, pathos et logos – ou, plus précisément, entre l’art de persuader (ethos et pathos) et l’art de raisonner (logos). Au cours de cette histoire, l’argument qui consiste à vouloir joindre la dialectique à la rhétorique fut récurent face à ceux qui voulurent isoler l’art de persuader du raisonnement. Avant Descartes, Georges de Trébizonde, Lorenzo Valla, Rudolf Agricola, Philippe Melanchthon et Johann Sturm écrivirent tous pour la reconnaissance de l’inclusion de la dialectique dans la rhétorique [17]. Reste que Descartes joint la dialectique à la rhétorique pour une tout autre raison : non pas pour en faire sa discipline, mais précisément pour la fuir. Il s’agit d’une expulsion de la dialectique (et donc aussi de la rhétorique) du philosophique, et c’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue. Analyse et synthèse C’est à la fin des Réponses aux Secondes Objections, avant l’exposé synthétique des preuves de l’existence de Dieu, que l’on trouve développée la distinction entre analyse et synthèse. Cette dichotomie est bien connue, contentons-nous ici d’en résumer la substance [18]. La vérité est la fin de l’analyse, qui « montre », mais le moyen de la synthèse, qui « démontre ». L’analyse montre l’invention et sa méthode, tandis que la synthèse démontre ce qui est déjà contenu dans ses conclusions, c’est-à-dire qu’elle n’apprend rien. L’analyse va de l’effet à la cause (procès régressif), elle est une logique adéquate au chronologique (puisque la cause vient après l’effet) : elle est donc chronologiquement première, c’est-à-dire a priori. La synthèse va de la cause à l’effet (procès progressif), elle est chronologiquement seconde, c’est-à-dire a posteriori. La synthèse fait preuve d’instrumentalité et de longueur, ce qui n’est pas le cas de l’analyse. L’effet sur le lecteur est une finalité de la synthèse (puisqu’elle est instrumentale), mais une conséquence seulement de l’analyse. L’analyse exige un lecteur consentant tandis que la synthèse peut se permettre un lecteur non consentant. L’analyse a pour effet l’intellection, la synthèse la conviction. Les limites de l’une désignent l’autre : l’analyse n’est pas propre à convaincre et elle ne s’adresse pas à un lecteur peu attentif ou opiniâtre, la synthèse le permet. Mais la synthèse n’est pas propre à satisfaire l’esprit – au sens de le rassasier (expleo) – et elle ne s’adresse pas à un lecteur qui désire apprendre. Ce qui signifie que pour qu’apparaisse la conclusion d’une démonstration analytique il faut être attentif à absolument tous ses éléments – car elle est comme une chaîne dont il suffit uploads/Philosophie/argumentation-cartesienne-logos-ethos-pathos.pdf

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