1 L’AUTRE COMMENCEMENT : TRADITIONIS TRADITIO DE G. GRANEL Mais avec cela nous
1 L’AUTRE COMMENCEMENT : TRADITIONIS TRADITIO DE G. GRANEL Mais avec cela nous aurons bien écrit le véritable Ulysse, la Remémo- ration non de l’Origine mais de l’immémorial, toutefois dans un des- sin où plus rien ne se trame, par conséquent dans la simple défaite des textes et l’élargissement d’une immense Amnésie Centrale, n’ayant plus pour Orient que la désorientation réglée de l’Occident.1 J’entends associer d’entrée de jeu (dès le titre de ma communication) le motif heideggérien de « l’autre commencement » (der andere Anfang) à la conception de la traditio selon Granel pour qui toute œuvre de transmission est nécessairement entachée de transgression et de trahison. Certes, l’histoire de la métaphysique témoigne du lien entre continuité et rupture, héritage et défiguration, création et destruc- tion, mais ce trait se trouve illustré avant tout exemplairement, pour nous les modernes (et singulièrement pour Granel), par les dissensions à la fois secrètes et publiques entre Husserl et Heidegger au moment où s’est scellé dramatiquement le destin de l’Allemagne et de l’Europe dans les années trente. On sait que Heidegger a développé le motif de « l’autre commencement » en particulier dans ses Beiträge zur Philosophie à propos de l’Ereignis que l’on peut traduire par « événement » ou « avène- ment » mais que l’on doit rapporter plus essentiellement à l’éventualité d’une conversion de l’œil ou d’une métamorphose de la vision (c’est le sens du vieux eraügnen germanique privilégié par l’auteur de Sein und Zeit). C’est donc sous le signe de la répétition et de la transformation radicale que Gérard Granel a situé son livre de 1971. Plus encore qu’aux désaccords entre Heidegger et Husserl, il est possible qu’il ait assumé très tôt l’inconfort de propositions en rupture avec les consensus sectaires ou partisans envi- ronnant dans le cadre du « travail de l’époque [voué à] une semi-ignorance [matinée] d’insolence ». Il est d’ailleurs remarquable que dans un âge marqué par la confusion et le marasme, seule l’œuvre de Derrida trouve grâce à ses yeux ainsi qu’il souligne dès son « Liminaire ». Le sentiment d’adhésion profond éprouvé par Granel à la lecture des premiers ouvrages de l’auteur de De la grammatologie est mitigé seulement par sa perplexité face à des prises de position qualifiées de « choquantes » eu égard à Heideg- ger2. Or ce souci de traditio qui confère « une étrange cohérence dans la lecture des textes métaphy- siques »3, nous voudrions le mobiliser à notre tour dans notre lecture de Traditionis traditio. C’est en effet dans la perspective d’une essentielle connivence que nous souhaitons examiner, avec le recul de près de 40 ans, ce qui fait l’actualité de ce livre. Souscrire délibérément au « combat » qui fut le sien nous convie, à son instar, à nous « rassembler autour du savoir [de telle sorte] que la lutte pour un monde (pour Le Monde) [puisse se concentrer sur] la lutte contre la Weltlosigkeit [le défaut de monde] de la métaphysique et en première ligne contre le « Weltlose Subjeckt » [le sujet orphelin de monde] des modernes »4. C’est ainsi sous le signe de ce que j’appellerai un « devoir de traditio » (par contraste ce que l’on nomme de nos jours, souvent sans grande conviction, un « devoir de mémoire ») que je veux situer les deux volets de mon exposé. Le premier consiste à circonscrire dans Traditionis traditio l’unité des trois problématiques immanentes aux positions réservées par Granel à Heidegger, Derrida et Marx ; le second conclusif, centré sur plusieurs aspects de l’impensé de Heidegger, visera, par delà les positions de Granel, à donner si pos- sible sa pleine extension historiale à l’impératif de « l’autre commencement ». Je voudrais m’excuser d’avance de donner à cette dernière partie de mon exposé un tour plus personnel. 1 G. Granel, Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 147. 2 Id., p. 167. 3 Id., p. 11. (Je souligne.) 4 Id., p. 147. 2 I – L’AUTRE COMMENCEMENT SELON GÉRARD GRANEL J’entends caractériser à présent à grands traits la problématique qui sous-tend l’ensemble des es- sais qui composent Traditionis traditio. J’en rapportai le propos tour à tour à la teneur de l’imbroglio anthropologico-philosophique de la pensée contemporaine puis à l’affirmation granélienne du primat de la pensée comme telle : « Un même mouvement d’absolue confiance en la “pensée” traverse [tous les textes ici rassemblés] et sans doute d’abord les suscite, et le même sentiment d’une différence essentielle entre, donc, cette “pensée” et tout autre régime de l’écriture et du savoir »1. Dès son « Liminaire » Granel marque un écart décisif entre « la théorie des domaines […] “positifs” (la psychanalyse, la linguistique, la pratique des sciences, l’anthropologie, l’économie) » et la philosophie qu’il assimile à « l’étrange efficace d’une sorte de travail théorique “non positif” » et qu’il rapporte à la fascination qu’exerce sur lui le « vide-du-centre » : « si “centre” il y a, c’est un centre sans domaine et qu’en un sens la “pensée” n’est rien »2. Rendre justice à la position excentrique et centrale de Granel dans le contexte de ce qu’il appelle « la lutte théorique [aujourd’hui] » nous conduira ainsi à prendre acte de la manière dont Traditionis tra- ditio (ainsi que les deux ouvrages, sur Husserl et Kant, publiés antérieurement à 1971) firent époque et pourraient faire époque à nouveau pour nous (cela sans préjuger du chemin parcouru par Granel après Traditionis traditio). Je me donne donc pour tâche de re-marquer (pour emprunter à Derrida une tournure affectionnée de lui) les concordances et les écarts entre les principaux chapitres de Traditionis traditio tels que je les conçois dans l’horizon précisément du « devoir de traditio », qui est l’affaire la plus pressante et pourtant la plus en retrait. Il s’agit non seulement de prendre acte de la crise de la pensée européenne – « La tâche infinie du travail phénoménologique d’où doit résulter pour le monde moderne la production de sa mon- dialité, dont l’absence, jusqu’ici […] a fait de l’Europe […] le pays de La Crise »3 – mais de porter plus avant l’œuvre de la déconstruction (Abbau) de manière à tenter, à la fois fidèlement et transgressivement, de « faire monde » ou encore d’ouvrir la brèche d’un autre universel ayant trait au secret de notre huma- nisation et donc en soi nécessairement trans-européanocentrique. J’examinerai à présent les trois moments-clés de la démonstration immanents à Traditionis tradi- tio, je les rapporterai aux trois figures majeures de la pensée moderne que sont Heidegger, Derrida et Marx. (1) En tant qu’il est empreint par un travail intense de réévaluation / réengagement de l’héritage de la pensée assumé dès les années 50, Traditionis traditio se présente non seulement comme le reflet mais la réexpression des événements philosophiques qui forgèrent le destin de la pensée au cours de la pre- mière partie du XXe siècle. L’irruption de la phénoménologie sur la scène philosophique dès le début du siècle puis l’évolution de cette école à la suite de la trahison féconde de Heidegger eut d’abord pour le jeune Granel valeur de paradigme. Il est patent que l’ensemble des textes regroupés dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « La gigantomachie » témoigne de l’épreuve démesurée et en quelque sorte agonique à laquelle la pensée contemporaine doit faire face en l’âge de « la “fin de la métaphysique” ». Cette dernière formulation renvoie, on le sait, au titre du paragraphe conclusif de la troisième partie de l’ouvrage intitulée : « Incipit Marx ». Dans les deux chapitres qu’il consacre à l’œuvre de Heidegger, nous nous contenterons de marquer de quelle manière Granel rend compte du déplacement heideggérien du projet phénoménologique (c’est- à-dire du réexamen de ses deux composantes – phainestai et logos – cf. Sein und Zeit § 7) et du même coup de la réouverture d’une réflexion sur les rapports entre anthropologie et philosophie. L’examen de la polarité entre Vorhandenheit et Zuhandenheit dans le premier texte4, puis de Welt / Umwelt dans le se- cond5 s’inscrit dans une stratégie visant à discerner la nature du glissement herméneutique de Husserl à 1 Id., p. 7. 2 Id., p. 13, et p. 7. 3 Id., p. 145-146. 4 Id., p. 102-113. 5 Id., p. 138-148. 3 Heidegger et témoigne surtout, ainsi que le note Granel, en quoi « la répétition dans laquelle Heidegger est engagé en 1926-27 est la répétition de Kant, non celle de Husserl »1. Tout ce mouvement nous ramène donc au célèbre Kant et le problème de la métaphysique et si- multanément à L’équivoque ontologique de la pensée kantienne que Granel publia en 1970 un an à peine avant Traditionis traditio. Il suffira d’indiquer que le Kantbuch est l’ouvrage dans lequel Heidegger exa- mine les sources de la confusion métaphysique en quelque sorte fatale entre anthropologie et philosophie (la dernière section du livre porte justement le titre ambigu de : « L’instauration du fondement de la mé- taphysique comme anthropologie »). Ce travail sur Kant qui entérinait, on le sait, l’inachèvement de Sein und uploads/Philosophie/bucher-pdf.pdf
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- Publié le Dec 13, 2022
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