1 L'intelligence pratique en action: la casuistique Bernard Baertschi WWW.CONTR
1 L'intelligence pratique en action: la casuistique Bernard Baertschi WWW.CONTREPOINTPHILOSOPHIQUE.CH Rubrique Ethique Novembre 2003 1. Introduction Depuis Les Provinciales de Pascal, la casuistique a mauvaise presse; brièvement dit, elle apparaît comme une invitation à excuser l’inexcusable. En effet, quels que soient les principes moraux en jeu, le casuiste trouverait toujours un moyen de les rendre inopérants. Le stratagème de la restriction mentale en est sans doute l’acmé; un importun me demande: «As-tu de l’argent?», je réponds «Non!», bien que ma bourse soit bien remplie, car je sous-entend «Pas pour toi». Je n’ai donc pas menti. Ici, l’exemple est assez anodin, mais si on généralise la règle qu’il implique, on obtient justement cette fameuse contradiction que met en évidence Kant dans l’exemple de la fausse promesse1. La casuistique est donc la négation de la morale. Et pourtant, on sait que la solution kantienne n’en est pas vraiment une. On connaît sa réponse à ce vieux dilemme, dont l’origine se trouve chez S. Augustin: si je cache dans ma cave un innocent recherché par la police et que celle-ci me questionne, que dois- je dire? «La vérité», répond Kant en bon rigoriste, à la suite d’ailleurs d’Augustin, qui justifiait ainsi sa position: «En mentant, on perd la vie éternelle, c’est pourquoi on ne doit jamais proférer un mensonge pour sauver une vie temporelle»2. La raison alléguée par Kant est toutefois plus intéressante pour notre propos, puisqu’elle consiste en l’affirmation d’une contradiction de la maxime de l’action par rapport à ce principe universel qu’est l’impératif catégorique. Le principe est premier, les maximes des actions particulières doivent s’y conformer. L’ennui, c’est que cette conformité heurte parfois nos intuitions morales, notamment dans le cas de l’innocent recherché. Certes, dans une pareille situation, on peut toujours conclure: «Tant pis pour nos intuitions!», mais on a bien de la peine à ne pas voir dans une telle réponse une forme d’aveuglement, celle justement du rigorisme, c’est-à-dire une sorte de fanatisme moral. Laxisme de la casuistique d’un côté, fanatisme du principisme – c’est-à-dire de la 1 C f . F o n d e m e n t s d e l a m é t a p h y s i q u e d e s m œ u r s , P a r i s , V r i n , 1 9 8 0 , p . 9 6 . 2 C f . A . J o n s e n & S . T o u l mi n , T h e A b u s e o f C a s u i s t r y [ a b r é g é d o r é n a v a n t A C ] , B e r k e l e y , U n i v e r s i t y o f C a l i f o r n i a P r e s s , 1 9 8 8 , p . 1 9 6 . N o u s n o u s i n s p i r e r o n s s o u v e n t d e c e t o u v r a g e q u i e s t d e v e n u u n e r é f é r e n c e s u r l e s u j e t . 2 doctrine qui estime que la morale s’appuie sur des principes universels et se décline à partir d’eux – de l’autre, la morale paraît mal en point. Mais c’est peut-être qu’on l’a un peu caricaturée. Il nous faut donc remettre l’ouvrage sur le métier, ce qui, nous espérons le montrer, nous permettra d’établir que, en éthique pratique tout au moins, c’est-à-dire lorsque nous faisons usage de notre intelligence pratique, la casuistique est manifestement l’approche que nous devons préférer. À cet effet, nous allons, pour point de départ, remonter en amont de l’éthique normative pour nous pencher sur la nature de la connaissance morale. 2. La connaissance morale La question que nous allons poser sur ce plan est la suivante : la connaissance morale est-elle déductive ou inductive? Autrement dit, dans un syllogisme moral, raisonne-t-on du général au particulier ou du particulier au général? La morale est-elle une science ou un art? C’est là une opposition qu’on peut lire comme un avatar de la querelle des Anciens et des Modernes. En effet, d’un côté on lit chez Aristote: «On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée; et quand on parle de choses simplement constantes et qu’on part de principes également constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même caractère. C’est dans le même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons: car il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet: il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites»3, et d’un autre, on trouve chez Kant: « L’exemple [de la chimie] peut nous engager à suivre la même voie en traitant des dispositions morales de notre nature et il peut nous donner l’espérance d’arriver au même résultat heureux »4 ou, pour souligner ici l’accord du déontologisme et de l’utilitarisme, chez Sidgwick: « Un système éthique doit essayer d’avoir les mêmes vertus qu’une théorie scientifique »5. Ici comme souvent en éthique, c’est Aristote contre Kant. Mais il est bien sûr stérile d’en rester là et il nous faut examiner comment le rapport entre le général et le particulier s’articule dans les deux approches. Et si c’est cette question qu’il faut poser, c’est parce que la casuistique affirme que la connaissance morale est inductive, au contraire du principisme qui, suivant Kant et Sdgwick, estime qu’elle est déductive. a) Les principes et leur application Le principisme est bien connu, c’est pourquoi nous nous limiterons à l’essentiel. L’idée qui le dirige est que les principes sont des lois et que les lois morales ont la même structure et la même fonction que les lois scientifiques ; on connaît le parallèle tracé par Kant: «Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les 3 É t h i q u e à N i c o m a q u e , 1 0 9 4 b 1 8 - 2 7 . 4 C r i t i q u e d e l a r a i s o n p r a t i q u e , P a r i s , P U F , 1 9 4 3 , p . 1 7 4 - 1 7 5 . 5 Wi l l i a ms , L ’ é t h i q u e e t l e s l i m i t e s d e l a p h i l o s o p h i e , P a r i s , G a l l i ma r d , 1 9 9 0 , p . 1 1 8 . 3 principes»6. Lois morales et lois physiques ont donc même impact et même structure, elles sont les choses les plus importantes et les plus sérieuses dans leur domaine respectif. À partir de leur formulation, c’est par un procédé déductif que l’on saura que faire dans un cas particulier. Prenons celui de Jim et des Indiens, imaginé par Bernard Williams: Jim, explorateur texan à la recherche des vestiges d’une civilisation pré-colombienne, arrive un jour sur la place centrale d’une petite ville d’Amérique du Sud. Fendant une foule disposée en cercle autour d’un groupe d’hommes en uniforme qu’il distingue mal, il parvient au premier rang et se rend compte avec stupeur que vingt indiens sont attachés, le dos contre un mur, face à plusieurs soldats armés. Pedro, le capitaine qui les dirige, surpris et gêné par l’irruption de Jim, citoyen d’un pays allié, lui explique que ces Indiens ont été choisis au hasard et vont être fusillés pour l’exemple, afin que les habitants de cette région se tiennent dorénavant tranquilles et ne manifestent plus contre le gouvernement. Mais comme Jim est un hôte d’honneur, le capitaine lui fait la proposition de tuer lui-même l’un des Indiens, et alors les autres seront relâchés. Si, par contre, il refuse, les vingt seront fusillés comme prévu7. C’est là un cas de conscience caractérisé (un dilemme, comme on dit aujourd’hui): l’agent est perplexe, il hésite. Mais dans son processus de décision il peut suivre deux voies. S’il est un adepte du principisme, il modèlera sa conduite, ici comme ailleurs, sur une loi. Si uploads/Philosophie/casuistique-1.pdf
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- Publié le Oct 18, 2022
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