Cinq concepts fondamentaux de la cyberpsychologie [ Serge Tisseron[1] Résumé Le

Cinq concepts fondamentaux de la cyberpsychologie [ Serge Tisseron[1] Résumé Le développement de l’intelligence artificielle va nous obliger à repenser plusieurs concepts clés de la psychologie : les machines interactives dotées d’empathie artificielle nous amèneront à ne plus considérer l’empathie et les émotions comme des éprouvés caractéristiques du vivant, mais comme des formes de liens unissant deux individus appartenant au même ordre ou à des ordres différents ; le développement de l’animisme pourrait amener à attribuer à des objets des degrés de « personéité » venant remplacer la définition en termes de « tout ou rien » de ce qu’est une per- sonne ; le discours de l’intimité annexé par des chatbots et autres robots conversationnels redéfi- niront ce qu’est la vie privée ; l’autorégulation, encouragée par certaines technologies numériques, sera empêchée par d’autres, obligeant à repenser ce qu’on appelle addiction ; enfin le double mouvement d’externalisation de nos capacités somato-psychiques dans des machines, et de ré- intériorisation de celles-ci dans notre biologie même, selon un processus que nous appelons d’ex- encorporation, changera la définition de l’homme. Mots clés Animisme ; anthropomorphisme ; autorégulation ; empathie ; ex-encorporation ; extimité. Summary The development of artificial intelligence will force us to rethink several key concepts of psycho- logy : interactive machines with artificial empathy will lead us to no longer consider empathy and emotions as proven characteristics of the living, but as forms links linking two individuals belon- ging to the same order or to different orders ; the development of animism could lead to assigning to degrees objects of “personality” replacing the definition in terms of “all or nothing” of what a person is ; the speech of intimacy annexed by chatbots and other conversational robots will rede- fine what privacy is ; self-regulation, encouraged by some digital technologies, will be prevented by others, forcing people to rethink what is called addiction ; and finally the double movement of outsourcing of our somato-psychic capabilities into machines, and of re-internalization of these in our biology itself, according to a process we call ex-encorporation, will change the definition of man. Key words Animism ; anthropomorphism ; empathy ; ex-encorporation ; extimacy ; self-regulation. [1] Psychiatre, psychanalyste, Docteur en psychologie HDR, membre de l’académie des technologies, Responsable et fon- dateur du DU de Cyberpsychologie (Université de Paris), chercheur associé CRPMS (Université de Paris), président fondateur de l’Institut pour l’Étude des Relations Homme-Robots (IERHR). 7 < Cyberpsychologie et Cyberpsychanalyse > Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/202049007 D epuis que l’homme fabrique des outils, il ne cesse de se transformer lui- même et de transformer sa relation au monde et aux autres en les utilisant (Tisseron, 1998). Mais cet aspect de son activité a été longtemps ignoré (Ades et coll., 2019). Or, aujourd’hui, le développement de l’intelligence artificielle et de la robotique donne à ces questions une dimension totalement nouvelle. Nous pas- sons d’un monde dans lequel la machine n’est plus appréciée pour ses qualités pro- pres, comme la fiabilité et la régularité, à un autre dans lequel elle va être de plus en plus présentée en exemple pour son désintéressement, sa gentillesse, voire son humour et son esprit d’à-propos. Dans les laboratoires, on y travaille déjà. On dira ces machines « autonomes », et chacun sera invité à le croire. Des questions éthiques et législatives complexes vont évidemment s’imposer, mais aussi des questions inédites en psychologie, comme de savoir comment les humains vont évoluer pour s’adapter à ces nouveaux objets qui ne seront ni tout à fait des machines, ni évidemment des humains, malgré de fortes analogies. Ces questions concernent tous les domaines : professionnel bien entendu, mais aussi familial et intime. Verra-t-on thérapeutes de couple humain-machine comme on voit aujourd’hui des thérapeutes des interactions complexes et ambiguës que certains propriétaires d’animaux domestiques nouent avec ceux-ci ? Pour y répondre, nous devons créer un dialogue entre deux modèles de connaissance jusqu’à présent disjoints, celui de l’ingénierie d’un côté, et celui des sciences humaines de l’autre. Il s’agit même du défi majeur que partagent ces deux disci- plines : pour la première, penser les technologies non plus seulement du point de vue de leurs performances propres, mais du point de vue de l’expérience banale et quotidienne qu’en ont leurs utilisateurs ; et pour les secondes, penser la relation de l’homme à ses technologies non plus seulement du point de vue de la façon dont elles pourraient l’amoindrir ou l’aliéner, mais d’abord et avant tout de la façon dont il s’adapte à elles de façon souvent inattendue. Les robots développeront de nou- velles manières d’être au monde qui ne constitueront pas forcément de nouvelles pathologies, et peut-être même certaines d’entre elles devront-elles être envisagées comme de nouvelles formes de normalités. On peut par exemple imaginer qu’à terme, des souffrances liées à la solitude affective ou sexuelle, ou au deuil, puissent être compensées par des machines. Autrement dit, bien loin de voir dans ces technologies souvent déroutantes de nouvelles occasions possibles de pathologie, il nous semble essentiel de comprendre comment de nouvelles formes de rapport à soi, au monde et aux autres sont en train de s’installer. Ce nouvel espace d’interrogations est celui de la cyberpsychologie (Tisseron, 2018). Et pour cela, nous proposons de penser l’intrication des capacités humaines d’un côté, et des possibilités technologiques de l’autre, dans une logique interactionniste, systémique et circulaire. Cela nécessite de prendre en considération non seulement les déterminants individuels et les propositions technologiques, mais aussi le 8 [ psychologie clinique no49 2020/1 contexte et les interactions complexes de l’ensemble de ces déterminants. Cinq domaines au moins doivent être pris en compte : – Les propriétés technologiques de chaque objet qui imposent leurs contraintes propres à leurs utilisateurs. – Les caractéristiques individuelles et traits de caractère de chacun, comme une personnalité évitante ou narcissique. – Les troubles préexistants comme l’anxiété, les symptômes dépressifs, et les cogni- tions inadaptées qui peuvent conduire certaines personnes à surévaluer les compa- raisons sociales qui leur sont défavorables et à ignorer celles qui leur sont favorables. – Les éléments contextuels liés à la situation de communication et à ses enjeux qui jouent un rôle d’autant plus important qu’il est souvent imprévisible. – La façon dont les entreprises qui fabriquent ces objets influencent les jugements des consommateurs. Nos relations individuelles aux objets technologiques ne s’orga- nisent en effet pas seulement en fonction de leurs caractéristiques, de notre person- nalité, des difficultés éventuelles que nous rencontrons et de la situation, mais aussi en fonction des messages publicitaires qui conduisent beaucoup d’entre nous à envi- sager les choses de la façon qui arrange le mieux leurs fabricants. L’ensemble de ces éléments entre parfois en synergie, et d’autres fois en opposition. Les valeurs diffusées par les nouvelles technologies peuvent notamment entrer en conflit, ou en symbiose, avec le système de valeurs dominant dans une société. Cette symbiose peut parfois produire le meilleur, mais aussi d’autre fois le pire[2]. En 2018, j’ai précisé sous forme d’abécédaire les multiples domaines de la psychologie bou- leversés par les progrès technologiques (Tisseron, 2018). Dans ce qui suit, nous allons prendre le problème de façon plus synthétique et tenter de cerner les principaux concepts autour desquelles pourrait s’organiser, dans les années qui viennent, la relation que l’homme entretiendra aussi bien avec lui-même et ses semblables qu’avec les objets technologiques. Nous en avons trouvé cinq : l’empathie dans les multiples définitions possibles de ce terme, qui oblige à envisager un nouveau statut possible pour les émotions ; l’anthropomorphisme avec son frère cadet, l’animisme, oblige à penser non plus la « personne » selon une opposition de présence et d’absence, mais de degrés de « personéité » ; l’intimité, avec son inévitable corolaire, l’extimité (Tisseron, 2001), qui sera très bientôt annexée par nos chatbots et autres robots conversationnels ; l’autorégulation, à fois encouragée et empêchée par des technologies numériques, de telle façon qu’elle devient un enjeu civilisationnel majeur ; et enfin le double mouvement d’externalisation de nos capacités somato- psychiques dans des machines, et de ré-intériorisation de celles-ci dans notre bio- logie même, selon un processus que nous appelons d’exencorporation. [2] Notamment des technologies de surveillance massive des populations dans des dictatures, ou l’addiction dans les sociétés libérales. 9 < Cyberpsychologie et Cyberpsychanalyse > Ces cinq concepts ont pour point commun de nous être utiles pour comprendre à la fois le fonctionnement psychique de l’être humain aux prises avec son environ- nement, et les principaux ressorts de l’innovation technologique. Il s’agit donc pour nous de concepts intermédiaires, susceptibles de faire pont et lien entre deux domaines traditionnellement considérés comme totalement étanche un à l’autre : le fonctionnement mental de l’être humain dans la relation avec ce qui l’entoure, dont ses semblables font partie, mais pas seulement ; et le fonctionnement des objets technologiques tels qu’ils se présentent en réalité, ou bien tel que l’être humain l’imagine lorsqu’il entre en relation avec eux. Premier concept : l’empathie La première définition de l’empathie a été posée au XIXe siècle lorsque Théodore Lipps (Lipps, 1903) tente de fonder une uploads/Philosophie/cinq-concepts-fondamentaux-de-la-cyberpsychologie.pdf

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