Francesco BARONI De l’icône religieuse au symbole littéraire L’élaboration d’un

Francesco BARONI De l’icône religieuse au symbole littéraire L’élaboration d’une imagerie micro-macrocosmique dans la philosophie du XIIe siècle et sa diffusion dans les romans en français de la même époque Mémoire de DEA d’« Etudes Médiévales » Rédigé sous la direction de Madame Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET Université de Paris IV – Sorbonne, Juin 2005 1 « Avoir perdu l’intuition de l’intrication universelle, c’est le mal névrotique fondamental ». C.G. Jung, L’âme et la vie « Et sic idem dominus, magnus philosophus et profondus artifex ». Hildegarde de Bingen, Liber Scivias, I, 2, 24 2 INTRODUCTION Ce mémoire doit débuter par l’affirmation que, comme le laisse sans doute transparaître son titre, il ne s’agit pas d’une étude exclusivement littéraire. S’y mélangent en effet, outre l’analyse de certains romans en ancien français, histoire de la pensée, étude des symboles et aussi, de temps à autre, des incursions fugaces dans le domaine de l’histoire de l’art. Si l’on voulait donner une définition du but essentiel de ce travail, on pourrait dire qu’il s’attache à montrer de quelle façon, au sein de la réflexion cosmologique et théologique du XIIe siècle, prit forme une symbolique micro- macrocosmique précise, et quelle fut sa fortune dans la littérature narrative en français de la même époque. Certains termes de cette définition, toutefois, demandent à leur tour à être définis. En particulier, la notion de « symbolique micro-macrocosmique » ne constitue pas un objet théorique partagé par l’histoire de l’art ou par la critique littéraire ; ce qui a l’air de représenter un paradoxe, si M.-M. Davy a pu écrire, il y a trente ans, que « les analogies reliant le microcosme et le macrocosme forment le fondement du symbolisme médiéval»1. Par « symbolique micro-macrocosmique » nous entendons donc une série de modèles iconographiques élaborés au XIIe siècle, gravitant autour d’un schéma formel précis, et visant à traduire en termes figuratifs l’image d’un cosmos qui est censé entretenir des relations occultes d’analogie (mais le vocabulaire change selon le point de vue : correspondance, sympathie, homologie) avec l’être humain. Notre but, en présentant pour la première fois au lecteur cette symbolique, ne sera pas alors simplement d’en fournir une description qui, dans les limites imposées par la nature de ce travail, se veut aussi claire et complète que possible, mais aussi d’élucider ses relations avec le modèle philosophique en question. Même à ce niveau-là, cependant, notre recherche s’est heurtée à l’absence de travaux de synthèse récents. Pour ce qui est de l’évolution du microcosmisme2, en effet, les ouvrages classiques datent d’il y a plusieurs décennies, et ils ne sont guère exhaustifs3. Il s’agissait donc 1 Davy 1977, p. 159. 2 Dorénavant, pour nous référer à la doctrine des analogies entre microcosme et macrocosme, nous nous servirons de ce néologisme, qui n’est qu’un calque du terme anglais microcosmism (employé entre autres dans Allers 1944). 3 Rappelons l’étude d’Allers de 1944 (Microcosmus. From Anaximandros to Paracelsus), se concentrant surtout sur la genèse présocratique et platonicienne du microcosmisme, et n’examinant que de façon marginale le Moyen Age ; et surtout le texte du compte rendu L’Homme comme symbole. Le microcosme de M.-T. D’Alverny, publié en 1976, qui malheureusement s’arrête au seuil du Bas Moyen Age, 3 pour nous, afin que la symbolique que nous tâchions de définir fût compréhensible, de reconstituer également le tissu philosophique bigarré et complexe dans lequel elle vit le jour, et de fournir une vision d’ensemble de ce modèle de pensée, qui en représente l’arrière-plan idéologique naturel. Confrontée à une lacune à combler, voire plus, cette recherche ne jaillit pas pour autant du néant ; si elle a pu démarrer et aboutir à quelque résultat, c’est que les temps, d’un côté tout au moins, y étaient propices. Tout d’abord, nous connaissons beaucoup mieux aujourd’hui les sources de la culture médiévale ; pour ce qui est du microcosmisme, nous avons une vision beaucoup plus approfondie, à l’heure actuelle, des traditions de l’alchimie et de l’astrologie médiévales, disciplines se rattachant à l’hermétisme « savant », où cette notion fut sans cesse glosée et approfondie4. L’héritage hermétique lui-même, en tant qu’apport philosophique spécifique à la pensée occidentale, a fait l’objet d’études de plus en plus sérieuses5. Nous sommes donc à présent en mesure d’évaluer plus justement l’influence qu’exerça cette nébuleuse de textes sur la définition médiévale du thème des analogies, qui jouit d’une grande fortune dans la philosophie du Moyen Age chrétien. D’autre part, nous connaissons de mieux en mieux cette même philosophie, encore une fois grâce à des éditions récentes et à la multiplication des traductions dans des langues modernes. C’est le cas notamment de certains traités d’Hugues de Saint- Victor et de Hildegarde de Bingen que nous examinerons au cours du premier chapitre, accessibles jusqu’à il y a quelques années seulement dans la Patrologie latine, et qui ont fait récemment l’objet d’excellentes éditions critiques ; ainsi que d’un texte comme la Cosmographie de Bernard Silvestre, dont la première traduction française date de 1998. Ce sont là, comme nous le verrons, des ouvrages indispensables pour la compréhension de la pensée symbolique du XIIe siècle, cette zone obscure de la culture de l’époque dans laquelle s’estompe le cloisonnement disciplinaire séparant la spéculation philosophique de la réalisation artistique et où, avec une transition qui ne peut n’incluant dans son analyse ni la pensée cosmologique du XIIe siècle ni les grands mystiques de la même époque. Le lecteur peut consulter ensuite des études plus pointues, portant sur un auteur ou sur un domaine spécifique. Parmi celles-ci, on peut signaler l’ouvrage de Delhaye sur Godefroy de Saint-Victor (auteur d’un Microcosmus vers la moitié du XIIe siècle) (1951) ; celui de Saxl, portant sur la fortune du thème dans l’enluminure médiévale (1957) ; et les introductions anciennes ou récentes aux textes de Bernard Silvestre, Alain de Lille, Honorius d’Autun et Hildegarde de Bingen. 4 Pour une vision d’ensemble, voir respectivement Pereira 2001 et Tester 1987. 5 Voir surtout Lucentini 1992 et 1998, Rotondi Secchi Chiarugi 1998 et Moreschini 2000. 4 qu’étonner les contemporains, à la vérité doctrinale fait souvent pendant la beauté artistique, les deux concourant au but commun de l’élévation spirituelle. Philosophie, art, littérature : si notre recherche se situe à l’interface des savoirs, pour suivre une expression usitée, c’est pour mieux dégager les traits formels et le sens profond d’une symbolique précise ; mais ce qui est plus intéressant pour nous, l’identité d’une telle imagerie une fois cernée, c’est de voir si elle peut nous aider à comprendre les grands textes littéraires de cette époque, des textes dont l’épaisseur symbolique, à certains égards tout au moins, semble continuer à nous échapper. Dans la deuxième partie de notre travail nous verrons en effet que, embrassée par la philosophie de la nature et par les mystiques de cette époque, accueillie dans l’iconographie et, de là, dans l’imaginaire des arts figuratifs, la notion d’analogie micro-macrocosmique fit, par le biais du symbole, son entrée dans les textes de la littérature en langue vulgaire. Pour ce qui est de la présence du symbole dans la littérature médiévale, notre objectif est tout d’abord d’en prouver l’existence. Dans un deuxième temps, il s’agira de souligner que cette imagerie, dont les traits formels sont conformes aux prescriptions de l’iconologie contemporaine, entraîne à l’intérieur de ces romans des traits de signification qui sont cohérents avec ceux qui caractérisent le microcosmisme en tant que notion philosophique. Des études récentes soulignent l’importance de cette sensibilité du genre romanesque, cultivé de préférence par des clercs, aux produits de la réflexion théologique et savante de l’époque6. C’est justement par le biais du symbole que s’exprime dans nos textes cette sensibilité. Ainsi, de nouveaux sens apparaissent à l’improviste dans ces romans ; de nouveaux points de vue sur la nature et sur l’homme intègrent – subrepticement, car ces emprunts ne sont naturellement pas avoués – la culture littéraire courtoise et post-courtoise. Voici donc, schématiquement, le plan du mémoire. La première partie est consacrée à l’étude du processus de formation, à partir d’un arrière-plan philosophique varié, d’une symbolique micro-macrocosmique précise, s’épanouissant au XIIe siècle. Engagés dans un travail plus synthétique qu’analytique, nous avons cherché à présenter un tableau récapitulatif à la fois clair et tenant compte des recherches les plus récentes. Aussi avons-nous décidé de ne pas nous attarder sur des aspects qui peuvent être considérés comme secondaires, tels les broderies sur le 6 Cf. par exemple Zambon 2000. 5 thème des correspondances dans la tradition patristique, ou la diffusion du motif dans les littératures orientales ; le lecteur trouvera de nombreuses références à ce genre de sources, qui n’ont d’ailleurs pas joué un rôle primordial dans la définition médiévale du motif, dans les travaux classiques mentionnés plus haut (cf. note 3, p. 3). Inversement, nous avons insisté sur des points qui nous semblaient particulièrement négligés par la critique. Ainsi, dans la première sous-partie nous avons dressé une typologie des différentes variétés de l’idée d’analogie micro-macrocosmique, en nous appuyant sur les travaux de nos prédécesseurs ; dans la deuxième, nous avons examiné le microcosmisme « classique » du XIIe siècle, uploads/Philosophie/de-l-x27-icone-religieuse-au-symbole-litteraire-pdf.pdf

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