Compréhension et histoire chez Dilthey∗ Par Csaba Olay L’un des principaux acqu

Compréhension et histoire chez Dilthey∗ Par Csaba Olay L’un des principaux acquis de la pensée herméneutique de Dilthey réside dans la mise en évidence des caractéristiques propres aux sciences humaines. Bien que Dilthey n’ait pas réussi à réaliser une version satisfaisante de la fondation épistémologique des sciences de l’homme, Herbert Schnädelbach pouvait caractériser l’impact de Dilthey sur les sciences de l’homme comme étant presque insurpassable : « on exagère à peine lorsqu’on dit que tout ce qui s’est passé jusqu’à maintenant ne sont que des annotations ajoutées au travail de Dilthey1. » Sans doute Dilthey a-t-il défendu pour la première fois une thèse dualiste dans la théorie de la science, et ce faisant il a ouvert une discussion sur l’unité ou la pluralité de ce qu’on appelle « science ». La caractérisation diltheyenne des sciences humaines – « les sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – a distingué de deux groupes autonomes de sciences. Il a ainsi élaboré dans ses ouvrages plus tardifs une herméneutique afin de donner de solides fondements aux sciences humaines. Dans ce qui suit, je traiterai l’œuvre de Dilthey complétée par l’« annotation ajoutée » que représente l’herméneutique philosophique de Hans-Georg Gadamer. Gadamer a élaboré sa position à travers d’un dialogue intime et intensif avec la position de Dilthey2, tout en transformant la conception de la particularité des sciences humaines. Je discuterai dans un premier temps la conception centrale de la compréhension dans l’œuvre tardive de Dilthey et, ensuite, j’examinerai le rapport complexe de Gadamer à l’entreprise diltheyenne. Je montrerai que la reprise du projet de Dilthey par Gadamer approfondit l’image des sciences humaines, mais renonce à les analyser du point de vue de leur scientificité. Et il en va de même de la conception de la compréhension3. A ce questionnement on pourrait commencer par objecter que c’est une approche partiale de l’œuvre de Dilthey et se réduit à une « appropriation herméneutique », parce qu’il n’était pas un philosophe appartenant entièrement à la tradition herméneutique. Il est même possible, en outre, de renforcer cette objection en disant que la référence à l’herméneutique réduit la complexité des projets philosophiques diltheyens, parce qu’il a intégré dans ses œuvres des influences diverses, par exemple positivistes. Ainsi, il semble que le centre de son œuvre se trouve dans les sciences de l’homme que seuls ses écrits ultérieurs abordent herméneutiquement. Pour répondre à ces objections, il ne s’agit pas d’enfermer la pensée de Dilthey dans le cadre d’une question trop étroite. S’attacher de manière trop littérale aux dénominations des mouvements intellectuels serait stérile. Quant à Dilthey, son projet principal a été de fonder épistémologiquement les sciences humaines, et il l’a fait sans aucune référence ∗ Ce travail a été préparé au sein du groupe de recherche « Herméneutique » de MTA-ELTE, avec le soutien de la Bourse de Recherche Bolyai de l’Académie Hongroise des Sciences et du projet K 81997 de Fonds National de la Recherche Scientifique (OTKA). 1 H. Schnädelbach, Philosophie in Deutschland 1831-1933, Frankfurt am Main 1983, p. 154. 2 J.-Cl. Gens remarque sur ce point que la « critique de Dilthey est si essentielle à la définition du projet de Vérité et méthode qu’il est possible de voir dans ce philosophe l’interlocuteur principal de l’ouvrage. » (J.-Cl. Gens, « Gadamer et l’Ecole de Göttingen : les deux voies de l’herméneutique post- diltheyenne », in : G. Deniau – J-Cl. Gens (dir.), L’héritage de Hans-Georg Gadamer, Paris 2004. p. 209.) Cet avis exagère néanmoins la signification du thème des sciences de l’esprit dans le cadre de l’herméneutique gadamérienne, au détriment de la philosophie antique grecque (surtout Platon et Aristote), de Hegel et de Heidegger. La question de la vérité de l’art est par ailleurs une idée étrangère à la pensée de Dilthey. 3 Ces aspects ne sont pas concernés par la légère autocritique de Gadamer par rapport à sa lecture de Dilthey : « Im ganzen würde ich anerkennen, daß ich, wie im Falle Schleiermachers, auch im Falle Diltheys der Profilierung meiner eignenen Ideen zuliebe Einseitigkeiten begangen habe. » (H-G. Gadamer, Hermeneutik im Rückblick: Gesammelte Werke 10, Tübingen 1995. p. 199.) à l’herméneutique. Malgré cela, on peut dire qu’une certaine structure herméneutique était dès l’origine à l’œuvre dans sa pensée, dès l’Introduction aux sciences de l’homme. Il s’agit de ce qui fournit la matière des sciences de l’homme : la structure d’interdépendance réciproque et mutuelle d’un tout et de ses parties qui caractérise tout objet des sciences de l’homme, la totalité de la vie intérieure, une action, un texte, une culture. Cette structure élémentaire est moins visible du fait que Dilthey admet, dans l’Introduction, que « l’expérience intérieure » peut constituer la possibilité de la matière des sciences de l’homme, mais il reste vrai que, dans un certain sens, l’herméneutique n’est pas une découverte du Dilthey tardif4. Avant l’analyse de son programme, il nous faut reconnaître que, comparé à Dilthey et à son époque, le problème des fondements épistémologiques des sciences humaines est devenu une question moins centrale et urgente. C’est en partie le résultat du changement de la situation des sciences. Les disciplines scientifiques proliféraient bien après les recherches de Dilthey, et l’événement le plus important par rapport à notre contexte est l’émergence d’un troisième groupe de sciences : les sciences sociales, en premier lieu, la sociologie et l’économie. Dilthey les a connues dans un état embryonnaire, ne sachant pas combien ces disciplines deviendraient puissantes plus tard. Car c’était durant la première décade du 20ème siècle que les œuvres fondatrices de la sociologie sont parues et que, en même temps, l’économie a acquis le statut d’un moyen effectif de gouvernement. Au fond, ce développement ne met pas en question les recherches de Dilthey, mais invite à passer de sa dichotomie à une trichotomie. En remplaçant la dichotomie des sciences de la nature et des sciences de l’homme par la trichotomie des sciences de la nature, des sciences sociales et des sciences de l’homme, le problème se transforme, mais pas fondamentalement, parce que la portée principale de l’investigation de Dilthey concerne la spécificité des sciences humaines, et celle-ci reste un problème, même lorsque les sciences sociales sont considérées comme un troisième groupe des sciences. En revenant au programme philosophique de Dilthey, il est important de noter qu’il a voulu fonder les sciences de l’esprit et les travaux de l’Ecole historique5 sur « l’homme tout entier », et il en résulte que sa pensée s’est développée comme « philosophie de la vie ». Le terme, pas usuel en français et en anglais, désigne en général, en un sens un peu faible, la centralité de la vie (Leben), dont le concept s’oppose fortement à la philosophie classique moderne qui se fonde sur le sujet, sur la conscience ou sur la pensée abstraite. Chez Dilthey, le concept de « vie » est le programme d’une saisie non partielle et non déformée de la vie facticielle, Dilthey étant convaincu que la perspective épistémologique de la philosophie moderne a déformé la description de la vie humaine : « Dans les veines du sujet connaissant tel que Locke, Hume et Kant le construisirent, ce n’est pas du sang véritable qui coule, mais une sève délayée de raison, conçue comme unique activité de penser6 ». Cette critique conduit au point de départ de Dilthey, à « l’homme tout entier » comme étant un être « dans la diversité de ses capacités, cet être qui veut, sent, et qui a la faculté de représentation » (dies wollend fuehlend vorstellende Wesen). Aux yeux de Dilthey, il est essentiel que « le processus vital réel » ne peut pas être saisi par la composition des trois dimensions de la représentation, du sentir et du vouloir. Ils constituent seulement divers aspects du processus vital réel qu’il faut entendre dans son 4 Voir Gens op. cit., p. 157 : « L’unité herméneutique de la pensée diltheyenne », et la remarque de Schnädelbach « In der Dilthey-Interpretation ist bis heute umstritten, wie sich die psychologischen zu den im engeren Sinne hermeneutischen Anteilen in Diltheys Grundlegung der Geisteswissenschaften zueinander verhalten. » 5 Dilthey, Œuvres 1, p. 146-147. 6 Ibid. p. 148-9 (GS I, XVIII). intégralité7. On voit donc pourquoi Dilthey refuse clairement la réduction de l’homme aux fonctions intellectuelles. Plus tard, il a désigné ce programme comme étant le centre de son œuvre : « la tendance, prépondérante de ma pensée philosophique, à vouloir comprendre la vie à partir d’elle-même8 ». D’un autre point de vue, la réduction de l’homme entier dans la philosophie moderne correspond à celle de l’expérience, qui constitue l’autre aspect essentiel du projet diltheyen. Sur l’arrière- plan de la réduction de l’expérience par la philosophie moderne, Dilthey se donne pour tâche de fonder la philosophie sur l’expérience globale, non-réduite, non- mutilée, non-corrompue : « Mais, jusqu’à présent, on n’a jamais encore mis à la base de l’activité philosophique une telle expérience totale, complète, sans mutilation9 ». Heidegger a découvert dans cet aspect de l’œuvre de Dilthey une intention vraiment philosophique qui peut être séparée du projet de la fondation uploads/Philosophie/dilthey-sguardo-3.pdf

  • 16
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager