Responsabilite et alterite chez Heidegger et Levinas FRAN<;:OIS RAFFOUL Califor
Responsabilite et alterite chez Heidegger et Levinas FRAN<;:OIS RAFFOUL California State University, Stanislaus RESUME: L 'auteur remet en question Ie postulat /evinassien de I'equivalence du meme et de I'etre dans la pensee de Heidegger ajin de repenser, de plus radicale, Ie rapport a I 'autre, et ainsijeter lesfondements d 'une "ethique originaire ". Selon I 'auteur, la responsabilite ethique se trouve inscrite dans I 'essence meme du Dasein, lequel ne peut etre dejini, comme I'aurait fait malgre lui Levinas, a partir d'une egologie. ABSTRACT: The author challenges Levinas 's postulate of the equivalence between the Same and Being in Heidegger's thought in order to recast more radically the relationship to the Other and thus lay the foundations of an "original ethic". According to the author, the ethical responsibility is inscribed in the very essence of Dasein, which cannot be dejinedfrom the perspective of an egology, as Levinas seems to have done in spite of himself. Introduction L'on a souvent tendance, Ii la suite d'une certaine lecture de Levinas, Ii opposer ethique et ontologie, pensee de l'autre et pensee de l'etre, one opposition qui, il me semble, demande Ii etre interrogee. Doit-on admettre sans autre forme de proces l'equivalence posee par Levinas entre l'etre et Ie meme? La question de l'autre ne peut-elle prendre son essor "qu'au-dela de l' etre"? Cette opposition est en tous cas des plus problematiques en ce qui concerne Heidegger: que peut en effet signifier la dite "primaute de I' ethique sur l'ontologie", si la pensee de l'etre, ainsi que l'explique Heidegger dans la Lettre sur l'humanisme, est one "ethique originaire" [ursprungliche Ethik] (Wegmarken, in GA 9, 353)? Je voudrais ici developper cette opposition afm d'en souligner les limites eventuelles. Je tenterai de suggerer en quel sens l' ontologie fondamentale chez Heidegger ne se constitue pas dans l'obliteration du souci ethique, voire qu'elle constitue par elle-meme la Symposium, 1,1 (1997),49-64 50 Symposium possibilite d'une relance impressionnante d'une pensee radicale de l'ethique et de I' autre. Quels sont les sens de la responsabilite et de l'alterite dans la pensee du Dasein? Dans que lIe mesure echappent-ils a une cloture ego- centrique ou subjectiviste, et a la "dictature du Meme"? Y a-t-il seulement un sens "propre" de l'aIterite et d'autrui chez Heidegger? Telles soIit certaines des questions queje m'efforcerai de suivre dans cet expose. 1. Le proces ethique de I'ontologie a. L 'ontologie comme pensee du Meme Toute la critique de Heidegger par Levinas s'amorce dans la remise en question, on Ie sait, du "primat de l'ontologie", c'est-a-dire, pour etre precis, du prim at de l'ontologie sur ['ethique. Tout commence par se jouer chez Levinas autour du sens a donner a I' ontologie. II convient donc de s'y attarder un instant. La these de Levinas, exposee tout au long de son reuvre, et presentee tres tot, s'enonce ainsi: l'ontologie, la pen see de l'etre, telle qU'elle a defmi toute la philosophie occidentale depuis Parmenide jusqu' a Heidegger compris, est une pensee du Meme, une pensee qui reduit au Meme, qui identifie, circonscrit, englobe ou embrasse Ie tout de I' etant, une pensee qui reduit l'alterite dans sa puissance theoretique de com-prehension. Le logos occidental, la theoria, I'ontologie, autant de figures de l'assujettissement de l'alterite par et dans Ie Meme: "Theorie signifie aussi intelligence -logos de l' etre - c' est -a-dire une telle d' aborder l' etre connu que son alterite par rapport a l'etre connaissant s'evanouit", ecrit-il dans Totalite et injini. Ou encore: "La philosophie occidentale a ete Ie plus souvent une ontologie: une reduction de I' Autre au Meme ... Cette primaute du Meme fut la de Socrate" (T!, 33-34). II s'est agi pour lui, des 1947, dans Ie Temps et ['autre, de "depasser la notion eleatique de l'etre"\, de depasser l'ontologie, et de se porter au-dela de l'etre, vers "l'absolument autre" (une formule bien problematique, nous y reviendrons), vers l'alterite absolue, donc, c'est-a-dire pour Levinas: Autrui. II y aurait beaucoup a dire, ou a redire, sur cette defmition massive de l'histoire occidentale de la pensee sous sa forme philosophique, sur cette "reduction au Meme" de la philosophie ... Mais qu'en est-il de Heidegger dans cette histoire? N'est-il pas celui qui a soumis la metaphysique occidentale a une destruction phenomenologique sans precedent? N'est-il pas celui, surtout, qui a "detruit" l'ontologie occidentale en revelant la difference de l' etre et de l' etant, une difference ignoree par la metaphysique dans son entreprise de substantialisation de l'etant? Bref, Heidegger n'est-il pas celui qui permettrait de sortir de ce qu'il appelle "I'onto-theologie occidentale"? Non, au contraire. La pensee Responsabilite et alterite 51 phenomenologique de Heidegger serait la culmination "imperialiste" (T!, 35) de cette dictature du Meme. En posant l'anteriorite de l'etre sur I'etant, Heidegger ne ferait qu'accentuer Ie caractere englobant de I'etre, et ainsi la reduction de I' etant autre au meme de I' etre. Le ton de Levinas dans ces pages de Totalite et injini se fait tres duro Je cite: "Philosophie du pouvoir, l' ontologie, comme philosophie premiere qui ne met pas en question Ie Meme, est une philosophie de I'injustice. L' ontologie heideggerienne qui subordonne Ie rapport avec Autrui a la relation avec l'etre en general... demeure dans I'obedience de l'anonyme et mene, fatalement, a une autre puissance, a la domination imperialiste, a la tyrannie ... L'etre avant l'etant, c' est... un mouvement dans Ie Meme avant l' obligation a l' egard de I' Autre" (T!, 38, je souligne). Prenons-bien la mesure de cette critique. QU'est-ce qui permet a Levinas d'identifier pensee de l'etre et une pensee du Meme? La reponse a cette question se trouve dans un texte fondateur de Levinas, I'article de 1951: "L' ontologie est-elle fondamentale?" Dans cet essai, Levinas commence par defmir I' ontologie fondamentale comme "connaissance de I' etreen genera,,2. La pensee de l' etre en tant qu' etre veut dire pour Levinas: pensee de l' etreen general. II s'agit, nous y reviendrons, d'un premier glissement qui va se reveler determinant pour la suite. Mais n'anticipons pas. Dans la mesure oil l'etre est compris comme la generalite de l'etant, Levinas continue en declinant les consequences diverses de cette situation. Ainsi, ecrit-il, "L'ontologie est l'essence de toute relation avec les etres etmeme de toute relation dans l'etre. L'etre est ainsi ['horizon de I'etant et de tout rapport a 1'6tant". Terme crucial pour Levinas. Car, ainsi qu'ill'explique dans Totalite et injini, "La phenomenologie toute entiere, depuis Husserl, est la promotion de l'idee de l' horizon." (T!, 35). Etqu'est-ce qui estpropre al'horizon? C'est, continue Levinas, de jouer "un role equivalent a celui du concept dans I'idealisme classique", c'est-a-dire, d'apres l'.interpretation de Levinas: "I'etant surgit sur un fonds qui Ie depasse comme l'individu a partir du concept" (id). Or, on Ie sait, la generalite conceptuelle englobe en l'unifiant la diversite des cas individuels qui se rangent sous elle. Deuxieme glissement: l' etre est compris comme generalite conceptuelle. A partir d'une telle identification, il faut dire que tous les rapports a I'etant se rangent sous I' etre, comme autant d' exemples de I' etre. C' est la consequence que Levinas en tire. Et en particulier en ce qui conceme Ie rapport a l'etant autre. Mais I'etant autre par excellence, c'est autrui. Si Ie rapport a l'etant se tient dans I'horizon de I'etre, alors Ie rapport a autrui est compris dans I'etre, c'est-a-dire, assujetti a l'etre en tant qu'essence neutre. Levinas precise: "L' etre-avec-autrui -Ie Miteinandersein - repose ainsi pour Heidegger sur la relation ontologique" (T!, 17). Or c'est cet assujettissement que Levinas rejette radicalement. Tous les etants se rangent sous I' etre, saul autrui. Autrui 52 Symposium echappe a I'horizon ontologique, n' est pas un cas possible du rapporU l' etant, ne se laisse pas dominer par une pensee du Meme. Le rapport a autrui ne se deploie pas sur fonds de rapport ontologique. Le rapport avec autrui n' est pas ontologie, echappe a I'ontologie, precede I'ontologie. L' ontologie heideggerienne ne peut faire droit et justice a autrui, car des que "j' ai saisi autrui dans l' ouverture de l' etre en general, comme element du monde ouje me tiens,je l'ai aper9u a l'horizon. Je ne I'ai pas regarde en face, je n' ai pas rencontre son visage". (TI, 21). La comprehension de I' etre ne peut pas comprendre Ie rapport a autrui, elle "ne peut pas dominer la relation avec autrui" (TI, 39). II faut en fait inverser la hierarchie, il faut "intervertir les termes" (TI, 38). C' est Ie rapport avec I' etant - avec autrui - qui commande et precede la relation avec l' etre. Et comme la relation avec autrui est ce qui defmit rigoureusement pour Levinas I' ethique, alors il faut dire que I' ethique precede I'ontologie, et non l'inverse. b. La miennete de ['etre Cette critique radicale de I'ontologie heideggerienne, en tant que pensee de I' etre en genera4 s' accompagne d' une remise en cause de ce qui represente pour Levinas Ie solipsisme de la pen see de Heidegger. Ce solipsisme s' avouerait dans la figure de ce que Heidegger uploads/Philosophie/francois-raffoul-de-l-alterite-a-la-responsabilite-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 30, 2022
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