Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Septième Chapitre : Problè
Georg Lukács La spécificité de la sphère esthétique. Septième Chapitre : Problèmes de la mimésis III Le chemin du sujet vers le reflet esthétique. Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS III, LE CHEMIN DU SUJET VERS LE REFLET ESTHÉTIQUE. 3 4 Ce texte est le septième chapitre de l’ouvrage de Georg Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen. Il occupe les pages 532 à 617 du tome I, 11ème volume des Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied & Berlin, 1963, ainsi que les pages 502 à 583 du tome I de l’édition Aufbau- Verlag, Berlin & Weimar, DDR, 1981. Les citations sont, autant que possible, données et référencées selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition française, les traductions des textes allemands sont du traducteur. De même, lorsque le texte original des citations est en anglais, c’est à celui-ci que l’on s’est référé pour en donner une traduction en français. GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS III, LE CHEMIN DU SUJET VERS LE REFLET ESTHÉTIQUE. 5 Septième chapitre Problèmes de la mimésis III. Le chemin du sujet vers le reflet esthétique. Plus on travaille de manière énergique et conséquente à dégager la spécificité de la sphère esthétique, plus il se présente de contradictions paradoxales en apparence, et lui donner un fondement philosophique ne peut consister qu’à montrer où, dans quelle ampleur et dans quelle mesure, il ne s’agit là que de paradoxes purement apparents qui se dissipent avec un éclairage juste et approfondi des états de fait, en laissant derrière eux une situation qui n’est plus paradoxale. En même temps, il faut cependant affirmer tout aussi nettement où, dans quelle ampleur et dans quelle mesure, il peut être question de contradictions authentiques, de contradictions motrices de certains groupes de phénomènes, qui ne peuvent être compris, justement, que dans et à partir de cette dialectique qui est la leur, dont l’essence consiste précisément dans ces contradictions de leurs forces motrices, de leurs composantes structurelles et dynamiques. Tout ce qui a été analysé jusqu’à maintenant en esthétique devrait rassembler le matériau d’une synthèse de ce genre. Si celle-ci n’est pas réalisée de manière exhaustive, dans la mesure où c’est possible aujourd’hui, il est alors inévitable que la sphère esthétique soit ravalée au rang de forme préliminaire de la connaissance ‒ plus ou moins imparfaite, plus ou moins utile ‒, comme chez Leibniz ou Hegel, voire même passe pour une déviation néfaste, comme chez Platon (quand le caractère de forme préliminaire concerne la religion au lieu de la connaissance, la situation ne s’améliore naturellement pas, et évidemment pas non plus quand, par un retournement de la problématique, la connaissance apparaît comme une forme 6 préliminaire subordonnée de l’esthétique, comme chez Schelling). Ou bien, on va reconnaître la sphère esthétique comme autonome, mais elle va perdre alors, précisément par là toute liaison à la vie sociohistorique de l’humanité, et son indépendance ne peut entraîner pour son isolement total que la fondation d’un « parc de protection de la nature », comme c’est le cas dans de nombreuses théories modernes. L’essence de l’esthétique ne peut par conséquent être définie de manière satisfaisante que quand sa position dans le système des relations entre l’homme et le monde extérieur est également définie de manière satisfaisante. Une contradiction féconde, une contradiction dynamique n’est jamais qu’une contradiction qui régule et accomplit, précisément dans son caractère contradictoire, l’orientation du mouvement, les lois d’un mouvement d’une relation qui apparaît là, essentielle et inévitable. 1. Questions préalables de la subjectivité esthétique. Toutes nos considérations jusqu’ici se sont focalisées sur la mise en lumière du principe anthropomorphisant, et même anthropocentrique de tout acte esthétique. Si nous cherchons maintenant à récapituler et à synthétiser les constatations éparses et pour une part occasionnelles, nous nous heurtons à la contradiction entre actes anthropomorphisants, tant dans la création que dans la réception de l’art, et à sa prétention inconditionnelle à une validité objective. Ce caractère contradictoire semble s’exacerber encore du fait qu’il ne s’agit pas simplement de tendances anthropomorphisantes, mais aussi de ce qu’un fondement de l’esthétique de ce genre place nécessairement toujours et partout en son point central l’élément subjectif qui lui est inhérent. De là procède tout naturellement la première tâche : clarifier l’essence de la subjectivité esthétique. Il faut en premier lieu formuler GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS III, LE CHEMIN DU SUJET VERS LE REFLET ESTHÉTIQUE. 7 l’observation suivante ‒ bien connue déjà de par les considérations précédentes ‒ : elle n’est en aucune façon identique à la subjectivité de la vie quotidienne. Mais il faut cependant tout de suite affirmer ‒ pas non plus pour la première fois‒ : aller ainsi au-delà du quotidien n’implique aucunement de supposer ou d’admettre une quelconque puissance ou substance transcendante. Cette immanence inhérente dans sa nature au principe esthétique est si forte, que même chez Kant, à côté de la « conscience en général » théorique et de l’« homo noumenon » 1 pratique, il ne surgit en esthétique aucun sujet de ce genre. La question est donc comment, en correspondance à quels besoins, guidée par quelles forces, se produit une telle intensification de la subjectivité, qui déjà peut équivaloir à une altérité qualitative par rapport à la subjectivité du quotidien ? Et quel rôle joue la sphère esthétique dans cette évolution ? Cela inclut aussi notre question de la genèse que nous avons traitée jusqu’ici ; car son contenu véritable est de montrer l’esthétique comme un mode de positionnement humain, qui est produit par certains besoins, qui est continûment présent à partir d’une certaine phase, et qui dès sa naissance s’accroissent continûment. Si notre réflexion présente se tourne vers le noyau de ces besoins, déterminant pour la philosophie, et donc vers l’élément subjectif de cette subjectivité, et pas en premier lieu vers ces objets qu’elle s’efforce de créer ou d’appréhender, alors le rapport sujet-objet, déterminant pour nous, afin de mieux éclairer l’autre aspect du problème, ne sera ainsi repoussé à l’arrière-plan que provisoirement ; le fait que nous voyons dans la mimésis le phénomène esthétique fondamental 1 Dans La doctrine de la vertu, trad. J. Barni, Paris, Auguste Durand, 1885, p. 96, Kant distingue l’homo phoenomenon considéré dans le système de la nature, proche de l’animal, de l’homo noumenon, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique. NdT. 8 suffit à clarifier cette position qui est la nôtre. Le besoin qui est à la base de l’art, ‒ justement sous l’aspect qui nous intéresse maintenant avant tout, à savoir celui de la subjectivité ‒ Klopstock l’a exprimé avec beaucoup de clarté et de résolution. Il est vrai que sa formule ne se rapporte, directement, qu’à la seule poésie, mais son sens montre nettement qu’elle s’applique à l’ensemble du domaine de l’esthétique. Klopstock dit : « L’essence de la poésie, c’est qu’à l’aide de la langue, elle montre un certain nombre d’objets que nous connaissons, ou dont nous présumons l’existence, sous un aspect qui préoccupe les forces les plus nobles de notre âme à un degré si élevé que l’une agit sur l’autre et met ainsi en mouvement l’âme toute entière. » Il explique un peu plus loin les éléments singuliers de sa définition. Pour nous, la seule chose importante ici, c’est ce qu’il dit au sujet du terme préoccupe : « Les secrets les plus profonds de la poésie résident dans l’action où elle met notre âme. De toute façon, l’action nous est essentielle pour notre plaisir. Ce sont des poètes vulgaires qui veulent que nous menions avec eux une vie végétative. » 2 Du point de vue de la compréhension du besoin qui est à la base de l’art, ce qu’il y a de décisif dans ces formulations, c’est la mention de la mise en mouvement de l’âme toute entière de l’homme. Naturellement, dans un certain sens, dans la vie quotidienne aussi, l’homme total 3 est toujours actif. Si son activité se développe dans le sens d’une spécialisation toujours plus forte, on ne peut guère parler, au sens strict, d’une parcellisation parfaitement achevée de ses capacités, d’une totale élimination de certaines qualités à l’occasion 2 Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), poète élégiaque allemand : Gedanken über die Natur der Poesie [Réflexions sur la nature de la poésie]. Sämtliche Werke, Band XVI Leipzig, Göschen, 1830, p. 36. 3 L’homme total [der ganze Mensch] est l’homme de la vie quotidienne. NdT. GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS III, LE CHEMIN DU SUJET VERS LE REFLET ESTHÉTIQUE. 9 d’une application exclusive d’autres. Mais bien que son activité développe unilatéralement certains aspects de sa personnalité globale, que ce soit au sens physique ou au sens spirituel, ‒ et cela de plus en plus avec l’évolution de la civilisation ‒ elle en néglige en revanche temporairement d’autres, et en laisse même durablement s’étioler certaines. À un certain niveau de bien-être matériel, de loisir etc., le besoin d’une égalisation, d’une orientation vers l’équilibre, vers l’harmonie, vers la proportionnalité à mettre en œuvre, est un phénomène de masse. (Les catégories énumérées ici uploads/Philosophie/georg-lukacs-esthetique-septieme-chapitre-problemes-de-la-mimesis-iii.pdf
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- Publié le Mai 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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