Appareil 1 | 2008 Le milieu des appareils Philosophie de la nature et artefact

Appareil 1 | 2008 Le milieu des appareils Philosophie de la nature et artefact La question du « préindividuel » Jean-Hugues Barthélémy et Vincent Bontems Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/appareil/72 DOI : 10.4000/appareil.72 ISSN : 2101-0714 Éditeur MSH Paris Nord Référence électronique Jean-Hugues Barthélémy et Vincent Bontems, « Philosophie de la nature et artefact », Appareil [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 09 février 2008, consulté le 20 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/appareil/72 ; DOI : 10.4000/appareil.72 Ce document a été généré automatiquement le 20 avril 2019. Appareil est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Philosophie de la nature et artefact La question du « préindividuel » Jean-Hugues Barthélémy et Vincent Bontems 1 Le dialogue qu’a instauré l’œuvre de Bernard Stiegler avec la pensée de Gilbert Simondon se veut une opération de prolongement mais aussi de dépassement, en cela comparable, dans une certaine mesure, au dialogue que Simondon avait lui-même instauré avec Henri Bergson. Or, la nature de ce nouveau dialogue a ceci de spécifique, toutefois, qu’il s’agit pour Stiegler de remettre en question le statut de « philosophie première » que Simondon, à la suite de Bergson, attribuait à la philosophie de la nature comprise comme cosmogenèse (Bergson) ou « ontogenèse » (Simondon). Nous voudrions ici exposer puis questionner cette opération critique de Stiegler, en procédant en trois temps : • Rappeler brièvement la spécificité de l’ontogenèse simondonienne en ce qu’elle s’ancre dans des « schèmes physiques » qui informent l’hypothèse d’un état « préindividuel » de l’être, dont procède selon lui toute individuation (physique, vitale ou psychosociale) comprise comme genèse. • Exposer les raisons pour lesquelles Stiegler est fondé à reprocher à Simondon de ne pas avoir pleinement pensé, à partir des travaux d’André Leroi-Gourhan, les conditions originellement techniques du dernier des « régimes d’individuation », à savoir le régime psycho-social ou « transindividuel ». • Discuter, enfin, le pas supplémentaire que fait Stiegler après cette critique, et qui consiste à soutenir que la pensée du transindividuel désormais « prothétiquement » fondé doit elle- même devenir la problématique première, à la manière dont Martin Heidegger pensait le Dasein avant même de penser les êtres vivants. Ce pas supplémentaire de Stiegler, et sa discussion par nous, engagent ainsi ce que nous nommons la « question du préindividuel », puisque Stiegler affirme en définitive « la dimension intrinsèquement technologique du préindividuel ». Philosophie de la nature et artefact Appareil, 1 | 2008 1 1. Le rôle de l’hypothèse du préindividuel dans la théorie de l’individuation 2 Vincent Bontems. Au risque de rappeler des éléments bien connus de la pensée de Gilbert Simondon, commençons par restituer le cadre général de sa théorie de l’individuation. Celle-ci repose en premier lieu sur le postulat (métaphysique) du « réalisme de la relation », qui accorde non seulement valeur d’être aux relations antérieurement aux termes qui se constituent au sein de ces relations, mais qui accorde, en outre, valeur d’être à une relation élaborée entre deux relations ayant elles-mêmes valeur d’être. Cette méthode analogique de construction s’applique en premier lieu aux sciences elles-mêmes, qui représentent des systèmes de relations plus ou moins stabilisées entre les relations expérimentalement observées et les relations mathématiques élaborées. Ceci explique la facilité avec laquelle Simondon incorpore les schèmes et concepts scientifiques comme d’authentiques expériences de pensée capables d’informer ou de réformer la pensée philosophique. Plus précisément, les schèmes physiques des rapports de phases et de la métastabilité thermodynamique qui viennent informer ce que Simondon nomme l’« hypothèse de l’état préindividuel de l’être » : contre le substantialisme mais aussi l’hylémorphisme de la tradition philosophique occidentale, il s’agit d’expliquer la genèse de toute réalité individuée en partant d’un état qui ne préfigurerait pas l’individualité comme le faisaient encore les « matière » et « forme » de l’hylémorphisme en tant qu’elles préexistaient à leur union. L’état préindividuel de l’être est alors un « potentiel réel », qui ne ne se réduit pas au possible abstrait, ni à un système d’actualités. 3 L’ontologie relationnelle ainsi constituée permet d’échapper aux apories des ontologies substantialistes traditionnelles, qui sont devenues de plus en plus impraticables au fur et à mesure des progrès des sciences de la nature, et que l’on peut juger définitivement caduques avec l’avènement de la mécanique quantique (comme le suggérait déjà Bachelard, et comme la critique du « réalisme des accidents » par Bernard D’Espagnat l’a bien montré). Dans cette perspective non-substantialiste, l’ontologie simondonienne des phénomènes physiques, biologiques et psychosociaux qui émerge est fondamentalement processuelle : le verre posé sur la table n’est plus une réalité statique, non seulement il est issu d’un processus technique de transformation, mais, en outre, sa nature amorphe signifie qu’à la différence du cristal, à une autre échelle de temps, il ne cesse d’évoluer, de couler très très lentement. Par là s’indique une autre caractéristique de la théorie de l’individuation : son matérialisme non-réductionniste car énergétiste et néoténique. Si toute individuation physique aboutit finalement à la dissipation des potentiels, l’individuation vitale consiste en une suspension de l’individuation physique, en un prolongement de sa phase inchoative, durant laquelle les échanges énergétiques avec le milieu permettent à l’individu de conserver certains potentiels, avant de mourir, c’est-à- dire de retourner à des échanges purement physiques avec son milieu. La même logique de rétention des potentiels explique l’émergence néoténique de l’individuation psychosociale à partir de l’individuation vitale. 4 Le schéma général de l’individuation est donc le suivant : l’individuation, qu’elle soit genèse radicale de l’individu physique ou vivant ou qu’elle soit perpétuation et « individualisation » de l’individu vivant déjà individué, consiste en un déphasage des potentiels en individu et son milieu associé avec lequel il entretient des relations Philosophie de la nature et artefact Appareil, 1 | 2008 2 énergétiques qui déterminent l’actualisation (partielle ou complète) de ses potentiels. L’originalité de cette théorie de l’individuation est de souligner la relativité de toute individuation aux ordres de grandeur : « En même temps qu’une énergie potentielle (condition d’ordre de grandeur supérieur) s’actualise, une matière s’ordonne et se répartit (condition d’ordre de grandeur inférieur) en individus structurés à un ordre de grandeur moyen, se développant par un processus médiat d’amplification1 ». C’est dans ce cadre que Simondon précise, dès l’Introduction de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’individuation, ce qu’il désigne comme « l’hypothèse du préindividuel » : « on peut faire une hypothèse, analogue à celle des quanta en physique, analogue aussi à celle de la relativité des niveaux d’énergie potentielle : on peut supposer que l’individuation n’épuise pas toute la réalité préindividuelle, et qu’un régime de métastabilité est non seulement entretenu par l’individu, mais porté par lui, si bien que l’individu constitué transporte avec lui une certaine charge associée de réalité préindividuelle, animée par tous les potentiels qui la caractérisent2 ». La question qui se pose immanquablement est de savoir si la préindividualité est toujours relative à un ordre de grandeur supérieur ou s’il existe un domaine absolu de préindividualité, autrement dit une échelle à partir de laquelle il n’est plus possible de parler d’individus actuels. C’est ce qui explique la référence à la mécanique quantique : là où les autres philosophes rencontrent un problème, à savoir la disparition d’entités dotées d’une individualité permanente, Simondon trouve une solution inventive : le substantialisme devient radicalement impossible à l’échelle de Planck et doit laisser place au réalisme des relations. Au sens strict, le préindividuel désigne ainsi le soubassement ontologique que la théorie de l’individuation trouve dans la réalité quantique. 5 Observons alors qu’à cette échelle inframoléculaire, il n’y a pas de sens à distinguer, pour Simondon, entre matière inorganique, organique ou organisée, donc entre l’inerte, le vivant et le technique. La nature indécidable des « prions » rendus tristement populaires par l’épidémie de la vache folle illustre ce fait. Les développements récents des nanotechnologies pourraient sans doute amener à complexifier notre perception de l’individiduation et des rapports entre nature et artefact à ces échelles. Il y a là certainement matière à réactualiser l’approche, toujours pertinente, de Simondon sur la relativité de la validité de nos concepts en fonction de l’échelle à laquelle ils s’appliquent. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute que Stiegler n’a pas en vue cette préindividualité radicale quand il affirme le caractère « intrinsèquement technologique » du préindividuel. Il vise bien plutôt à circonscrire l’ensemble des potentiels rendant possible l’individuation transindividuelle des êtres humains. Avant même d’interroger cette démarche, et de céder la parole à mon camarade Jean-Hugues Barthélémy, j’aimerais souligner que ce geste n’est pas légitime dans l’économie de la philosophie simondonienne : non seulement, il convient de ne pas perdre de vue les conditions physiques et biologiques de l’individuation quant on aborde la question de l’individuation psychosociale, même si l’émotion joue pour l’individuation psychique et collective un rôle analogue à la préindividualité pour l’individuation physique, mais, surtout, la perspective de Simondon reste attachée, pour des raisons à la fois théoriques et uploads/Philosophie/ jean-hugues-barthelemy-et-vincent-bontems-philosophie-de-la-nature-et-artefact.pdf

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