Pierre Boyancé La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle In: Revue des Étude

Pierre Boyancé La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle In: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258, Juillet-décembre 1941. pp. 141-175. Citer ce document / Cite this document : Boyancé Pierre. La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle. In: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258, Juillet-décembre 1941. pp. 141-175. doi : 10.3406/reg.1941.2922 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1941_num_54_256_2922 LA « DOCTRINE D'EUTHYPHRON » DANS LE CRATYLE Une grande partie du Cratyle est, on le sait, consacrée à des etymologies. Dans quelle -mesure Platon les prend-il à son compte ? Socrate est sans doute celui qui les expose ; mais il y a quelques raisons importantes pour lui en contester la pater nité. C'est d'abord qu'à plusieurs reprises, au cours de la con versation, il a soin lui-même de se montrer à nous comme inspiré par les enseignements, la IVhise d'un certain Euthy- phron (1), et ainsi d'en reporter à ce dernier les mérites ou plu tôt les périls : car il semble bien que Socrate ne procède pas en cela sans ironie (2). En second lieu, la progression du dia logue verra Socrate modifier amplement la thèse sur laquelle se fondent les etymologies en question. Cette thèse, celle de Cratyle, affirme la justesse naturelle des noms (3), et elle con tredit l'opinion d'Hermogène, qui ne leur reconnaît qu'une valeur de convention (4). Or, d'importantes corrections lui seront apportées, surtout parce qu'on tiendra compte de la pos sibilité de l'erreur, et en définitive parce qu'on opposera au mot la notion, et même l'Idée au sens platonicien (5). Enfin on (1) L. Méridier, édition du Cratyle dans la Collection des Universités de France (Platon, Œuvres complètes, t. V, 2), Paris, 1931, p. 17, cf. p. 41. (2) L. Méridier, ibid. (3) Ibid., p. 39. (4) Ibid., p. 35, p. 39. (5) P. 429 b-433 d. Cf. A. Diès, Autour de Platon. Paris, 1927, t. II, p. 482-485. REG, LIV, 1941, no Î5S-ÎS7-Î58. 10 i 42 PIERRE BOYANCÈ a souvent remarqué que les etymologies du Cratyie, quelle que soit pour nous leur fantaisie, reposent pour une grande part sur une conception qui attribue au « législateur » du lan gage (1) un système des choses analogue à celui d'Heraclite : dans bien des noms on retrouverait cette doctrine, que tout est en mouvement, que tout change. Mais, dans la mesure où il y a là des théories opposées à celles de Platon, les explications qui s'en inspirent ne peuvent être son fait. Cependant, malgré ces constatations, il ne nous paraît pas juste de dire, comme on l'a fait le plus souvent, que Platon ne prend nullement au sérieux les etymologies du Cralyle, qu'il n'y a en elles que fantaisie, badinage. Car la suite du dialogue n'a pas, semble-t-il, pour résultat de les ruiner, mais bien plutôt, mais seulement d'en limiter la valeur pour la connaissance, et ce n'est pas la même chose. Il ne faut point confondre dans l'exégèse du Cratyle deux problèmes : ce que sont en fait les noms, ce qu'ils devraient être. Une première question est de savoir ce qu'ils signifient, tels que nous les avons dans le lan gage que nous parlons. Mais c'est une seconde question, toute différente, que celle de déterminer si en cela ils sont le reflet des choses réelles, s'ils sont bien l'instrument qu'ils devraient et qu'ils pourraient être. A la première question répond l'idée du « nomothète », de l'homme qui a institué les noms en dirigeant son regard sur les choses. Qu'une telle intention soit à l'origine de notre vocabulaire (2), que celui-ci reflète une certaine sagesse, voilà ce qu'établit contre Hermogène la première partie du dialogue, voilà ce qui ressort de ces etymologies que Sôcrate y développe si longuement, avec tant de complaisance. S'il n'y avait là (1) L. Méridier, op. laud., p. 30 etsq. Le nomothète de Platon est un person nage purement humain. Le plus souvent on en admet plusieurs (p. 390 d, 407 b, 411 b etc.). Ce n'est ni plus ni moins que ceux que Platon appelle ailleurs οι παλαιοί, οί πρώτοι (p. 425 a, cf. p. 411 b). Cf. Gucuel, L'origine du langage dans le Cratyle de Platon, dans les Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 1890, 4, 299 et sq (2) P. 436 b ΣΩ. — Δί,λον δ'τι ό θέμενος πρωτοί τα ονόματα οία ήγεϊτο ίίναι ta πράγματα τοιαύτα ετίθβτο και τα ονόματα, &ς »αμεν. ΤΗ γαρ; ΚΡ. — Ναί. LA « DOCTRINE d'eUTHYPÈRON » DANS LE « CRATYLE » 443 qu'ironie, au sens vulgaire du mot, dessein de ridiculiser la méthode même que suit Socrate, la raillerie serait lourde et surtout étrangement appuyée. Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Mais le « législateur », le « nomothète », contrairement à ce que soutient Cratyle, n'est pas infaillible. Il n'a pas été un dialecticien. Il n'a pas été un philosophe. Cet artisan (1) n'est, si habile qu'il ait été, qu'un artisan, et, comme tel, sujet à échouer comme à réussir (2). Platon a défini d'une façon juste et profonde le -nom comme une action (3). Mais celle-ci peut s'accomplir selon les articulations du réel (4), elle peut aussi les méconnaître. L'œuvre dû nomothète n'aurait chance d'avoir été parfaite que s'il avait suivi les choses dans leur structure. Mais il eût fallu pour cela qu'il fût dialecticien (5). Or, c'est ce qu'il n'a pas été. Il n'a été qu'un t< sage », analogue aux sages de nos jours, et ce qu'il a mis dans les mots, c'est cette « sagesse » assurément fort incomplète, qui n'est pas absolu ment sans rapport avec la réalité, mais qui n'en reproduit qu'un aspect (6). L'imperfection de cette sagesse par rapport à la sagesse véri table, l'infériorité du nomothète qui n'est pas un dialecticien, (1) P. 388 cd. Le plus rare de tous les artisans : p. 389 a. L'idée sera reprise'et examinée à nouveau p. 428 e. (2) P. 431 e. "Ισως άρα νή Δί' εσται, ώσπερ εν ταϊς αλλαις τέχναις, και νομοθέτης ό μεν αγαθός, ό δέ κακός. Ρ. 436 b (suite de notre avant-dernière note) : Et ούν εκείνος μή δρθώς ήγεΐτο, έ'θετο δέ οία ήγεΐτο, τ[ οϊει 5' ήμας τους άκολουθοΰντας αύτω πείσεσθαι ; 5λλο τι ή εξαπατηθήσεςθαι ; (3) Ρ. 387 c (4) Ρ. 381 d. (5) Ρ. 390 d. ΣΩ. — Τέκτονος μέν άρα έ'ργον εστίν ποιήβαι -πτ,δάλιον έπιστατουντος κυβερνήτου, ε! μέλλει καλόν είναι τό πηδάλιον. ΈΡΜ. — Φαίνεται. ΣΩ. — Νομοθέτου δέ γε ώς ϊοικεν, όνομα, Ιπκττάτην έχοντος διαλεκτικόν άνδρα, ε·. μέλλει καλώς ονόματα θήσεσθαι. (6) Socrate n'abandonne aucunement dans la seconde partie du dialogue les etymologies de la première. Sans doute, il déclarera qu'on pourrait expliquer aussi tous les noms par l'hypothèse que les choses sont immobiles (p, 437 c) Mais cette possibilité n'empêche pas ce qui a été en fait d'avoir été. Et sur le fait, Socrate ne varie pas : cf. la remarque p. 439 c : Τω |δντι μέν οι θέμενοι αύτα διανοηθέντες έ'θεντο ώς Ιόντων απάντων άει καί ρεόντων — φαίνονται γαρ Ιμοιγε και αυτοί ο3τω διανοηθηναι. 144 PIERRE BOYA.NCE voilà ce que signifie la succession des deux parties du Cratyîe. Il n'y a pas de lîune à l'autre cette espèce de palinodie, qui consisterait à revenir sur la thèse de la justesse des noms, pour faire une place à la thèse opposée de leur origine conventionn elle (1). Mais il y a progrès, approfondissement. L'idée de la justesse des noms, que Gratyle s'est montré, dès le début du dialogue, incapable de préciser et de justifier, a été, par Pla ton, décomposée en deux idées secondaires : celle du sens des noms, — et ici on établit contre Hermogène qu'ils ont bien un sens; l'analyse montre que les nomothètes ont mis en eux une certaine pensée ; — celle de la vérité des noms, et à cet égard ils sont aussi imparfaits que la connaissance que ce législateur primitif, non moins que les sages de nos jours, avait de la nature des choses (2). Si nous avons raison d'interpréter ainsi l'ensemble du dia logue, le mouvement de pensée qui en porte la suite (3), on sera moins tenté de prendre trop légèrement les etymologies de la première partie. On continuera toutefois, selon les sug gestions de Platon lui-même, à ne pas les attribuer à Socrate. Car, plus que lui, l'auteur en sera vraisemblablement quel qu'un qui se persuade que la sagesse du nomothète est bien la sagesse, que le système mis par lui dans les noms est le vrai. Mais au fait, quel est ce système? Puisque Socrate en attribue (1) P. 439 a Socrate montre bien qu'il reste fidèle à sa thèse première : xi §è ονόματα où πολλάκις μέντοι ώμολογήσαμεν τα καλώς κείμενα έΌικότα είναι εκείνοι; ων ονόματα κείται και είναι εικόνας των "πραγμάτων; (2) Cf. 431 a la comparaison très claire avec un portrait non ressemblant : la première partie du dialogue montre qu'il y a dans les noms un portrait des choses ; la seconde insiste sur les insuffisances de cette représentation. uploads/Philosophie/ boyance-la-x27-doctrine-d-x27-euthyphron-x27-dans-le-cratyle-pdf 1 .pdf

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