Volume 21 - n° 82/2008, p. 69-94 « 1974 » et la fermeture des frontières Analys

Volume 21 - n° 82/2008, p. 69-94 « 1974 » et la fermeture des frontières Analyse critique d’une décision érigée en turning-point Sylvain LAURENS Résumé - En juillet 1974, le gouvernement français annonce la suspension provisoire de l’immigration. Cette mesure, jamais remise en cause pendant près de trente ans, offre l’exemple type d’une décision qui a été érigée en « tournant », en point de rupture d’une politique publique. En revenant sur les interactions qui se sont nouées autour de cette décision, cet article pose trois séries de questions à la délimitation aussi unanime d’un « turning-point » dans la politique d’immigration française. Peut-on faire de la « crise économique » le facteur déterminant d’une décision localisée dans l’appareil bureaucratique ? Quelle est la bonne focale à adopter et jusqu’où le chercheur doit-il remonter dans le temps pour expliquer une décision ? Enfin, dans quelle mesure la décision peut-elle être en elle-même un enjeu de luttes au sein de l’administration ? « 1974 » et la fermeture des frontières 70 e 3 juillet 1974, le Conseil des ministres annonce une suspension offi- cielle de l’immigration. Le gouvernement français, alors dirigé par Jac- ques Chirac, prend cette décision en plein été en la justifiant par un contexte économique passagèrement difficile. Cette mesure, qui devait initiale- ment se limiter à une « suspension provisoire » de trois mois, n’a jamais été publiquement remise en cause pendant plus de trente ans, le provisoire sem- blant devenir avec le temps toujours plus définitif1. Dans nombre de manuels et d’ouvrages consacrés à l’histoire de l’immigra- tion, la « fermeture des frontières » de 1974 est présentée comme un tournant de la politique française d’immigration, un véritable point de rupture qui s’expliquerait principalement par la crise économique et accessoirement et dans un second temps selon les chercheurs, par les évolutions du champ politique, le changement de l’opinion publique ou encore l’évolution des flux migratoires. Ainsi, dans son livre consacré à l’histoire de l’immigration, Marie-Claude Blanc-Chaléard lie la décision de « 1974 » à la crise économique, puis les mesu- res qui suivent au « giscardisme2». L’historien Ralph Schor insiste sur l’impor- tance de « la fermeture des frontières décidée en 19743 », Dominique Schnapper évoque le « changement de politique de l’immigration intervenu en 19744 ». Vincent Viet considère que 1974 est ce qui permet de « distinguer fondamenta- lement la période récente de la période antérieure5 ». Dans son livre sur l’opi- nion française et l’immigration, Yvan Gastaut souligne que « 1974 » marque « le retour des temps difficiles6» et un changement dans l’opinion des Français, la décision de 1974 fournit également « une limite raisonnée7 » aux travaux de Simone Bonnafous sur les médias… Point d’entente préalable à la mésentente au-delà même des frontières disciplinaires, « 1974 » constitue ainsi dans bon nombre de travaux un improbable « atome de fait historique 8», à la fois balise chronologique et point de bascule vers une autre période. Une série d’éléments pourraient être trouvés pour expliquer le succès savant et public de cette décision9 qui vient pourtant après une succession de mesures 1. À ce titre, la remise au goût du jour du credo de l’immigration choisie constitue un point de rupture avec le silence volontaire des pouvoirs publics depuis 1974. Slama (S.) « Les politiques d’immigration depuis 1974 », Regards sur l’actualité, 326, décembre 2006. 2. Blanc-Chaléard (M-C.), Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, 2001, p. 73. 3. Schor (R.), Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 1996, p. 277. 4. Schnapper (D.), La France de l’intégration, Sociologie de la nation, 1990, Paris, Gallimard, 1991, p. 172-173. 5. Viet (V.), Le cheminement des structures administratives et la politique française de l’immigration (1914- 1986), Weil (P.), Peschanski (D.), dir., Paris, MIRE, 1996, p. 14. 6. Gastaut (Y.), L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Le Seuil, 2000, p. 10. 7. Bonnafous (S.), L’immigration prise aux mots, Paris, Kimé, 1991, p. 17. 8. L’expression est de Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire ?, Paris, Le Seuil, 1971, p. 55). 9. Cette introduction reprend certains points plus longuement développés dans une communication au séminaire immigration et sciences sociales de l’ENS en 2005, http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/ preprints/laurens.html. L 82 Sylvain LAURENS 71 déjà très restrictives en matière d’immigration. On pourrait ainsi citer la double proximité dans le temps avec l’élection présidentielle de 1974 et le mythe éco- nomique du « choc pétrolier » de 1973, la prégnance de la dichotomie adminis- tration et politique (policy et politics) qui contribue à éluder la réalité de l’application de cette mesure en faisant de l’administration une chaîne d’exécu- tion qui accomplit sans faillir la tâche qu’on lui confie (fermer les frontières serait possible pour le pouvoir politique et il suffirait de le décider), l’oubli pro- gressif qu’il s’agissait d’une suspension provisoire à la fois dans les textes et pour ses promoteurs au sein de l’État10, l’impact de certains travaux pionniers sur l’histoire des politiques publiques d’immigration11… L’ambition de cet article n’est toutefois pas de démontrer que la date césure de la politique d’immigration française contemporaine serait « en réalité » 1972 avec l’adoption des circulaires Marcellin-Fontanet12 ou bien 1966 avec la créa- tion de la direction de la Population et des migrations au sein du ministère des Affaires sociales13. Il ne s’agira pas non plus ici de nier les conséquences et les effets sociaux du droit sur la vie des migrants car comme le rappelle Claude Valentin Marie, si « la décision de juillet 1974 n’a pas l’impact qu’on lui prête […] elle n’a pas non plus qu’une valeur symbolique » dans la mesure où elle a sans doute renforcé des « mutations déjà à l’œuvre dans la dynamique globale14 » des migrations. À partir des données récoltées dans le cadre d’un tra- vail sur les hauts fonctionnaires en charge de l’immigration15, l’objectif de cet article est plutôt de poser trois séries de questions à la délimitation aussi una- nime d’une inflexion, d’un « turning-point » dans une politique publique. Notre première série d’interrogations portera sur les limites liées à l’établisse- ment par le chercheur d’un lien de cause à effet mécanique entre la décision de suspendre officiellement l’immigration et un processus aussi général que « la 10. Centre d’archives contemporaines (CAC) 1995 0493, art. 6. Un exemple parmi d’autres, cette note strictement confidentielle du 12 juillet 1974, signée Michel Poniatowski envoyée à tous les préfets : « Pour l’immédiat, le gouvernement a décidé d’interrompre temporairement le recrutement de nouveaux travailleurs étrangers ainsi que l’admission des familles » (Nous soulignons). 11. La thèse de Patrick Weil a pour bornes 1974-1988. Si ce dernier précise que la décision de 1974 vient après d’autres mesures, ce n’est pas le cas de nombreux auteurs qui reprennent telle quelle la césure. Cf. Weil (P.), L’analyse d’une politique publique – La politique française d’immigration 1974-1988, Thèse pour le doctorat de l’IEP Paris, 1988, p. 153-156. 12. Circulaires du ministère du Travail et de l’Intérieur qui interdisent les régularisations a posteriori de certaines catégories de travailleurs étrangers entrés sur le territoire sans titres valables. 13. Chaque auteur pourrait ainsi potentiellement désigner « sa » décision administrative qui marque un tournant. Pour Georges Tapinos, la circulaire du 29 juillet 1968 serait par exemple le « véritable point d’inflexion » de la politique d’immigration. Tapinos (G.), L’immigration étrangère en France (1945-1973), Paris, INED-PUF, 1975, p. 91. 14. Marie (C-V.), « À quoi sert l’emploi des étrangers ? », Fassin (D.) (dir.), Les lois de l’inhospitalité : les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, Paris, La découverte, 1997, p. 145. 15. Laurens (S.), Hauts fonctionnaires et immigration en France 1962-1982. Socio-histoire d’une domination à distance, Thèse pour le doctorat de l’EHESS sous la direction de G. Noiriel, 2006. « 1974 » et la fermeture des frontières 72 crise économique ». En d’autres termes, est-il possible d’isoler et de faire de phénomènes d’ensemble tels que « la situation économique » les déterminants majeurs d’une décision localisée dans l’appareil politico-bureaucratique ? Quel niveau de généralisation est-il recevable pour expliquer une « décision » ? En liant ainsi systématiquement l’idée d’une « fermeture des frontières » à l’idée de « crise économique », ne risque-t-on pas d’occulter qu’un tel lien est loin d’aller de soi pour tous les agents du monde social ? Mieux encore, dans ce cas précis, limiter l’analyse de la décision sur le « pourquoi on a fermé les frontières » sans jamais s’interroger sur le « comment », ne conduit-il pas à délaisser au passage la constante retraduction au sein même de l’État et dans le langage de « l’intérêt général » de l’évolution des rapports sociaux dans le reste de la société ? Toujours à partir de la décision de 1974, notre seconde série d’interrogations portera sur la question de la datation et de la délimitation d’une inflexion dans une politique publique. Parfois tributaire de ce qu’impose la terminologie déci- sionnelle, le chercheur peut-il ainsi faire uploads/Politique/ 1974-et-la-fermeture-des-frontieres-analyse-critique-d-x27-une-decision-erigee-en-turning-point-2008 1 .pdf

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